champ à frétigney

Vêtement des départementales

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

La transmission est un des visages de l'amour. Si vous estimez que vous avez été aimé par vos parents, si vous êtes au seuil d'une étape où vous interrogez ce qu'ils vous ont transmis, vous aurez peut-être la chance de découvrir, comme on découvre des cloportes sous une roche humide, que certains comportements, certains aspects a priori banals et sans affects dans les relations attachantes qui ont marqué votre vie (comme peut être celle qui vous a unit à vos parents), comportent une grande dimension d'amour. Si vous constatez que vous reproduisez certains de ces comportements qui vous ont été communiqués enfant, et cela avec un certain plaisir, c'est la preuve que vous avez bénéficié d'un don, derrière le paravent pudique de la cohabitation, que vous avez bien reçu. J'espère que ce cadeau est heureux. Sous la pierre sèche et insoupçonnée, vous trouvez cette humidité, vous qui cherchiez de l'eau dans les rivières et les mers. Sous ces pierres, cette vie grouillante d'insectes étranges et pleine de vie, un don de soi; une apparition sans fard, une présentation dans lequel celui à qui on transmet peut s'identifier et, par la suite, puiser. Il y a bien un échange qui se produit, puisque cet instant est un modèle de futurs instants demandeurs de modèles. La vie des cloportes sous la roche est pour moi liée à ces instants où nous écoutions France culture durant les petits et les longs voyages en voiture. La conduite plongeait mon père dans un état second où le déplacement du véhicule, la vitesse sur l'autoroute semblaient abolies; il ressemblait à une sorte de lézard, captant, au lieu des rayons solaires, les ondes sonores pour se tenir éveillé, hypnotisé tantôt par les phares jaunes du périph de Paris, tantôt par ce qui semblait être d'interminables Champs Élysées en zone douanière, nous menant en Espagne. Mon père nous donnait à voir son goût pour les discours élaborés, et sans nous imposer l'apprentissage d'une telle discipline, il nous y introduisait. Le seul rythme qui continuait à faire se mouvoir le temps était la voix monacale du poste radio. La voix était l'échappatoire de l'ennui d'un long trajet. La voix était le vêtement des départementales et tunnels de banlieue.

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage