Bas-relief, centre-ville de Luxeuil-les-Bains

Résidences et autres xénodoques

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

Faire de la radio comme de l'auto-stop

Je m’appelle Louis Moreau-Avila, je suis artiste en résidence dans la commune de Frétigney et Velloreille en Haute-Saône. Recherche territorialisée, « Le sol et le soi » est le nom de la proposition artistique que je porte avec le soutien des Ateliers Médicis. Il s’agit d’étudier, par l’entremise non-exclusive de la parole, du médium radiophonique et du design graphique, comment les milieux et les territoires façonnent l’acte de dire, et inversement. 

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage

J'arrive à Lure ! Escale entre mon domicile strasbourgeois et Varigney, Haute-Saône (70), où Pauline Desgrandchamp et Bonome m'accueillent chez eux. Pauline m'a transmis son goût pour la radio quand elle travaillait dans le collectif Horizome à Strasbourg. Maintenant, je rejoins les lieux qui par hasard m'ont été attribués pour Création en cours: son territoire d'enfance où elle est retournée après de nombreuses années. Je la retrouve donc, mais nous ne sommes plus collègues. Et ça fait du bien !

La plupart des flux

Être là où l'on pourrait ne pas être provoque des confrontations puissantes - ne devrait pas être ? je suis toujours troublé par les lois secrètes qui assignent. Ça me rappelle ces contrôleurs qui surgissaient dans les bus entre Poissy et Saint-Germain en Laye, révélant là les limites informelles d'un territoire attaché à défendre une hiérarchie entre lui et ses voisins. Le geste du contrôle institue une barrière morale: ceux-là peuvent venir chez nous, mais il ne frauderont pas. Pas même un simulacre de contrôle n'existe à l'envers, de Saint-Germain vers Poissy: la migration est problématique dans un seul sens, comme la plupart des flux.

Mais dans le sens qui crispe, on prend la règle de fer, on cogne. C'est le pouvoir de quelqu'un, c'est le bien d'untel, c'est la limite du sacre. On l'a franchie. Une lame s'abat. Je suis à Lure. Que fais-je à Lure ?

Assignations, empêcher la transformation

Je perçois les gens qui sont là où ils pourraient - doivent - être. Ils sont là, ne m'ont pas attendu. Je pense à Pour en finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis. Je pense à ma mère. Je pense à la série Deadwood qui dépeint tellement bien les assignations, les rapports qu'entretiennent, dans une logique distinctive qui accentue l'inertie et empêche la transformation, les différents protagonistes que chaque société peut accueillir dans les cercles plus ou moins concentriques de ses rangs.

Néo-bouddhistes 

Je vois d'autre façons de parler. D'autres façons d'être là, d'autre façons de demeurer ici depuis longtemps sans nécessairement chercher à aller voir ailleurs, sans nécessairement chercher à apprendre de nouvelles choses, sans forcément désirer faire, mais sans chercher non plus à être. On apprend, par les influences néo-bouddhistes et les aspirations au yoga récurrentes dans les villes, qu'il faut délaisser le faire et l'hyper-rationalisation associée pour simplement être. On loue ceux qui ne font pas, comme de nouveaux philosophes. Mais on oublie qu'il existe aussi cet interstice où on ne fait ni n'est: qui est peut-être cet entre deux incertain, aperçu dans la plupart de ces lieux - qui ne sont pas vraiment "non-lieux", n'en déplaise à Augé - comme la gare de Lure.

Marché de l'accueil et du recevoir

La Haute-Saône n'a pas attendu l'arrivée d'un artiste en résidence comme moi pour exister. Ainsi il va de ces lieux qui nous accueillent, sans jamais nous avoir attendu: nous y allons, sans qu'on nous ait vu venir; nous le rejoignons, pour connaître son hospitalité, ou pour quoi que ce soit d'autres, et nous disparaissons dans les rangs, en émergeant par intermittence du flot, comme des poissons. Plus qu'un hôtel, c'est l'hôpital qui m'intéresse comme forme, au sens qui prévalait selon le CNRTL, avant l'ère médiévale: un "lieu de refuge et d'accueil". Il faudrait donc préciser de quel type d'hôtel je parle: en vérité ça n'en est pas un. Mais une image pour comprendre les échanges qui se trament au marché de l'accueil et du recevoir qu'implique cette résidence artistique (en fait toute résidence artistique et plus largement tout acte de résider).

Hôtels antiques

Je lis aussi dans l'étymologie d'hôtel des termes offrant des pistes intéressantes : "diversorium, receptorium, xenodochium". Je les reprends ici un par un, en guise de documentation.

En cherchant "diversorium" je trouve:
Arts vivants et espaces de coexistence
samedi 07 septembre 2024 à 20h30

Le Diversorium est un projet artistique et citoyen initié à Barcelone par la commissaire d’exposition Véronica Valentini, le programmateur culturel Antonio Centeno Ortiz et l’universitaire Maria Oliver, tous deux engagés pour la reconnaissance de la « diversité fonctionnelle » (diversidad funcional). Quel que soit son format (festival, cabaret, soirée), le Diversorium met en lumière des personnes sous-représentées, notamment des artistes, des activistes et des personnalités en situation de handicap. Centré autour des loisirs et des plaisirs, le Diversorium questionne l’espace du cabaret et de la fête comme un lieu où l’amitié, la sensualité, l’être-ensemble sont célébrés et valorisés.

Le diversorium était dans l'antiquité, en opposition aux mansions réservées principalement à l'usage des soldats, une auberge publique.

Le receptorium est moins accessible sur internet, mais plus intrigant encore: je trouve très surprenant d'apprendre qu'il existait, contigu à des abbayes, des sortes de parloirs, aussi nommés salutatorium. Le texte d'où me provient l'information: Receptorium was the name of an ecclesiastical outer building, a kind of speaking-room, a parlor contiguous to the ancient churches; it is sometimes called salutatorium (q.v.). Mention of it occurs in Sidonius Apollinaris (1. v, epist. 17), Sulpitius Severus (Dial. ii, 1), the first Council of Macon (can. ii), Theodoretus, and many other authors. Theodoretus relates that Theodosius, when he came to request absolution from St. Ambrose, found the saint sitting in salutatorio. Scaliger is wrong in supposing this to be a room in the bishop's mansion; it adjoined the church, and was a part of the church building. In the receptorium the sacred utensils, the ornaments, and robes of the (medieval) clergy were deposited for safe-keeping. Here the clergy were accustomed to retire for private devotions, preparatory to their engaging in public exercises. It was also a general audience-room, where friends and acquaintances met to exchange their affectionate salutations and inquiries, and where the bishop or the priests received the people who came to ask their blessing or recommend themselves to their prayers, or to take their advice in matters of importance. Sulpitius Severus (Dial. ii, 1) shows us St. Martin sitting in a kind of sacristy, and his priests in another, receiving visitors and transacting business.

Sur wikipédia, un xenodoque ou "xenodochium (pluriel xenodochia ; du grec ancien : ξενοδοχεῖον / xenodokheîon, « lieu pour étrangers, auberge ») était une institution annexée à un monastère ou à la maison de l'évêque, et destinée à offrir asile et assistance aux étrangers en voyage, et particulièrement aux pèlerins, ainsi que le recommandait le canon LXXV du concile de Nicée1."

Porte ouverte à de multiples chambres à soi

J'imagine un hôtel à l'image du monde et à l'image de l'acte d'hébergement radiophonique (à la manière d'un hébergement pour site web, un site qui hébergerait des paroles) qu'une plateforme de podcast collaborative met à disposition de ses usagers. Un tel média serait une porte ouverte à de multiples chambres à soi, pensées comme sphères individuelles dans un commun (espace). J'ai rencontré ce psychologue, Ivan, à la porte du Cul-Terreux, un bar, à Strasbourg. Je lui demande son briquet. On embraye sur son intérêt pour l'impro (il fait partie d'une compagnie amateure). Je lui dis que créer ces échanges entre sons et paroles c'est parfois en faire (après tout le travail extrêmement nécessaire et peu improvisable de préparation - ça, je ne l'ai pas rappelé). Je lui dis que la radio c'est comme demander à quelqu'un son briquet dans la rue, comme de demander à un automobiliste pouce en l'air l'autorisation de partager son logis mouvant. La parole est un espace dans lequel on se met, on se coince pour un temps, comme une voiture qui sillonne le pays, comme deux humains qui y parlent, ou comme deux humains qui dialoguent avec la paroi d'un mur au fur et à mesure qu'elle se révèle à eux (paroi-parole ?); comme les marcheurs qui abordent le fil du sol (et le fil du soi si on se fie à l'intention première de mon intitulé). À mesure qu'ils avancent se propage sur le pas de leur porte-à-porte, la parole de leurs pas.

Cet état d'esprit est une tentative de mettre à terre les prétentions radiophoniques inhibitrices et disciplinaires: comme si la pratique radio et l'acte de parler ensemble étaient des espaces hospitaliers; un xenodochium.

L'hôtel de ville est un édifice dont l'apparition au Moyen Âge correspond au déclin du pouvoir seigneurial et à l'octroi de privilèges aux municipalités. C'est là que la bourgeoisie émergente établit avec une certaine ostentation le siège du gouvernement de la cité dont le beffroi symbolise le pouvoir.

Hôtels de campagne

Que sont ces hôtels qu'on appelle hôtels de ville ? Y aurait-il aussi des hôtels de campagne, et peut-être des campagnes d'hôtels? Je fabule en faisant tinter et sonner les mots sur leurs revers; les aspérités, les frottements que peuvent donner une homonymie, une filiation, un écho étymologique abreuvent ce flot dédié à qualifier ce monde que je parcours pour le comprendre.

La proxémie, discipline qu'affuta Edward T. Hall dans le fameux La dimension cachée en tant que "l'organisation signifiante de l'espace des différentes espèces animales et notamment de l'espèce humaine" n'est-elle pas notamment une étude des liens qui unissent les sols et les soi ?

L'arrivée chez Pauline et Bonome est rafraîchissante. Enfin du concret ! J'ai tellement louvoyé, préparé, anticipé. Là, j'y suis.

Terrain connu ?

La connaissance extrêmement fine de Pauline et son rapport extrêmement singulier à la Haute-Saône, à l'urbain, au son, au groupes sociaux dans leurs infinies déclinaisons, se déploie dès le deuxième jour après mon arrivée. Elle a le temps pour exposer ce qu'elle décortique de la Haute-Saône qui l'a vu revenir. Je me sens chanceux d'avoir son regard sur les choses. C'est une entrée étrangement familière dans un lieu ignoré. Terre inconnue, terrain connu ?

Entrée de Varigney, Haute-Saône
Entrée de Varigney, Haute-Saône, où Pauline m'accueille