Je commence à comprendre que je suis lent. Cette impatience qui me pousse tout de suite à agir en profondeur. Je veux résoudre, si frustré des directions qui n'épousent pas ma volonté. On se croit rapide, vif, pour ne pas voir que notre frénésie masque la peur de changer. En réalité, je suis lent.
Je n'ai jamais travaillé aussi lentement, et aussi bien. Je prends mon temps. Luxe total. Je suis lent. C'est un aveu. Je comprends tout juste, après 4 mois de recherche, quelle est la forme qui me correspond le mieux pour cette résidence création en cours. C'est tout simplement un portrait. Je ne dois pas aller chercher plus loin. Oui mais ruse. Faire parler d'un lieu, pour qu'on s'évoque à travers lui. Je produis des récits en m'entretenant avec les habitants du village. Je documente cette vie, cet usage du village, cette façon d'habiter, et il y a des gens. Des vérités.
Ce que je ne veux pas faire, c'est chantonner la légende du citoyen normal. J'ai lu cet article sur France Bleu écrit par un journaliste dont l'objectif est de montrer les communes rurales de la région. Il a visité Frétigney. C'est bien écrit, sauce consensus. Infos positives. Tableau d'une commune modèle: attractive, dynamique, équipée, terroir, etc. Tour du propriétaire. J'ai eu l'impression d'entendre un enfant dire « ça c'est à Papa », « ça c'est à Maman »... Qu'est-ce qu'on célèbre ? Une sorte de remake de travail, famille, patrie ? Il faut bien faire, comme les bonnes personnes. Il faut le bon sens. Il faut le bien. Je dois le bien. C'est agaçant.
Soumis à la productivité des rédactions d'aujourd'hui, l'auteur n'est pas à blâmer. Je veux faire autrement. J'aspire à faire avec cette résidence un vrai témoin de ce qui a lieu ici et maintenant, un relais de ce qui est vécu, un hospice pour sublimer ce qu'on voit se tendre et se détendre. Problématiser. Comprendre. Ne pas chercher à montrer le beau visage, le beau marbre de la statue. Montrer ce qui joue derrière le masque; montrer la joue derrière le masque. Révéler la différence entre ce qu'on dit et ce qui est. C'est là le vrai savoir de celui qui sait mettre en perspective la parole. Montrer ce que l'interlocuteur croyait ne pas avoir l'intention de dire, mais qu'il a fini par dire, et qu'il voulait dire. Montrer l'épaisseur, de personnes qui se contredisent, ou même affirment, tout simplement, mais d'une façon inattendue, au coin d'un mot qui ne criait pas gare, faisant crisser dans sa diction le dérapage d'un revirement de bord… car il y a de l'espace à explorer avant d'avoir compris l'étendue des représentations, des dires, qui nous constituent tous. La parole comme une lisière, où tout le monde ou presque se côtoie; tant est massif le nombre de pratiquants de cet art. Montrer la vulnérabilité, la sincérité; ce qui ne veut pas dire dissimuler la joie, ni la beauté. Déserter les récits cartes postales.
Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.
« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.