Rosée qui perle sur une toile d'araîgnée au rocher Piparon, Frétigney et Velloreille

Rapproche ce qui est lointain

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

« À tous les repas il mangera du soleil » 
L'homme qui vient, Feu! Chatterton

Je tiens de ma mère le sentiment d'être un hôte en Espagne. Il me tient à cœur de décrire cet état ambivalent, que j'ai défini comme la relation tacitement contractuelle où je ne suis ni touriste, ni autochtone, mais apprenant, et subalterne, débiteur de cette bienveillance teintée d'hostilité qu'on les VRAIS espagnols qui me regardent bégayer ma demi-langue maternelle.

Titre virtuel

Cet état informel provient de ma relation à elle, ma mère, de sa condition de fille d'immigrés, du passeport qu'elle m'a légué. De ma condition de petit-fils d'immigrés. C'est, ma relation à elle, un "mode de connaissance qui réduit l'altérité, rapproche ce qui est lointain” pour reprendre les bons mots d'Agier, mode qui a abaissé déjà un peu les murailles de l'Espagne. Ma relation à ce pays m'a doté de ce titre virtuel, sans épaisseur ni grandeur, et sans autre valeur que cette définition. Je veux étudier ici comment les personnes qui se sentent étrangères font pour se sentir accueillies. Comment on se défait de cette tension de se sentir à côté. Autre.

Limitatif

Ce n'est qu'un contrat que cet état transitoire qui m'emploie. Hôte de cette langue dont je dois revêtir la forme, je n'en suis pas moins, sur place, rapporté quotidiennement à ma condition d'hébergé, dans cet espace d'habitus que je ne maîtrise qu'aveuglément, à tâtons. C'est d'ailleurs peut être la contrepartie de ce contrat: le fait d'y être sans cesse rapporté. Attention, si vous n'apprenez pas vous ne serez jamais ailleurs que dans cet espace de lisière. Le contrat implicite d'hospitalité apprenante est donc limitatif. C'est presque comme les limbes qui enjoignent les parents du nouveau-né à baptiser leur enfant. Le contrat est ce préambule à un espace plus libre. Antichambre d'une expression plus complète. 

L'allophone devenu parent

Je suis un franco-espagnol cherchant à passer inaperçu en Espagne, en quête d'indifférence. Les accidents de ma langue physique sont les stigmates que j'incise dans la langue mentale et symbolique que reconnaissent les locaux. Ils m'enfoncent ces stigmates, encore davantage dans cette allure d'intrus. Jusqu'à rejoindre un jour l'horizon de l'hôte devenu membre, de l'étranger devenu proche, de l'allophone devenu parent. Jusqu'à augmenter l'authenticité de la langue officielle de ces irrégularités devenues souhaitables.

« Mauvaises langues »

Il s'agit donc d'une hospitalité dans la parole, léguée par ma relation maternelle. Il s'agit d'essayer de parler la bonne langue, pour dépasser un seuil, et l'oublier. Ceux qui la maîtrisent cette langue ne sont plus stationnés dans une latence apprenante. Ils m'observent me faire les dents, rongeant ce bâton comme pour me préparer à l'accent, à l'accent juste qui n'en est pas un. Il y a une tension qui m'emmène vers le démentir du vocable, très intéressant au demeurant, qui nomme les hypocrites ou les insatisfaits « mauvaises langues ». Le contrat d'hospitalité implicite que j'ai hérité de ma mère est cette lutte pour la bonne langue, pour le bon accent.

Personne qu'on n'héberge plus

La parole est le lieu de l'épreuve. Évidemment, il n'est qu'un des lieux de l'épreuve. Mais il est le lieu audible. Sa révélation (et peut-être l'abolition de toute l'épreuve en général) est l'art qui m'intéresse. Ses ramifications réelles sont souterraines par endroits et ne sont donc pas toutes décelables de la surface: incubations psycho-somatiques liées à la non-délimitation de tous ces moments, où s'éprouve le désir et la lutte pour la fin de l'hospitalité, et le passage, ô graal, d'hôte à personne qu'on n'héberge plus. Non-délimitation, car ce ne sont pas que les mots qui parlent: c'est tout les signes, habits, placements dans l'espace, longueur des cheveux, soins du corps, discrétion ou exhubérance, qui constituent cette infra-trame de la tentative de se fondre dans la masse. L'hôte aspire à négocier l'oubli de sa condition d'hôte.

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage