Porte, Fondremand, Haute-Saône

Difficiles, domiciles

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

mais qu'en est-il de la créativité ? Au juste !

Réunir des éléments disparates est le plaisir (et le savoir) de l'artiste qui divague. Diverger, faire dérailler les habitudes pour rendre la convergence (la pensée rationnelle) créative. C'est dans ces moments où on peut faire mais en étant ouvert à la forme qui vient que les choses apparaissent. Dans leur troublante vérité. Telle personne trouve son téléphone le trouve après avoir renoncé à le chercher. Vous me direz oui mais c'est comme le devin dans Astérix et Obélix qui dit avec justesse et charlatanisme "après la pluie vient le beau temps"; on finit toujours par retrouver son téléphone, et vous aurez complètement vous aussi raison. Mais ce lâcher-prise, cette mollesse de dire "je ne forcerais pas l'illumination à venir à moi" est dure, et forte: c'est ce qui permet de retrouver un téléphone de façon créative. J'ai du mal avec ce mot, qu'on met partout, comme si tout l'était. Et vous me direz, d'un ton qui commence à être agaçant : est-ce que c'est vraiment utile de retrouver son téléphone de façon créative ? ce sur quoi je ne saurais pas trop rebondir mais à quoi je vous répondrais de me laisser raconter ce qui me fait plaisir puisque vous êtes sur la page de mon journal de résidence.

Je ne peux m'empêcher de consigner ce judicieux extrait, tiré de Michelot, C. (2015). L’invention de la créativité. Phronesis, 4(2), 54–61, dont la découverte m'a procuré beaucoup de joie : Lors la phase d’idéation, les associations d’idées peuvent se déployer sans être contraintes dans cette situation précise et cadrée qu’est la séance de brainstorming. Mais nous avons vu aussi qu’elles se poursuivent ensuite silencieusement, de façon « subconsciente », dans la phase d’incubation. Pendant ces moments, on prend le temps, on s’attarde, on laisse l’esprit s’adonner à l’observation de la nature, à la rêverie, au sommeil ; on oublie le problème. Il ne s’agit plus seulement de suspension du jugement mais de suspension de l’étude du problème. Dans ce moment tout effort de méthode serait contreproductif, qui ramènerait l’esprit vers ce dont il s’est détourné. Il y a ainsi au cœur de la méthode un moment de pure gratuité d’où peut émerger l’illumination, l’idée créative. Osborn en donne de nombreux exemples, à commencer par le bain d’Archimède. L’irruption de l’idée qui nous ramène au problème témoigne que la tension résolutive n’était pas éteinte.

Téléphone ou pas, il y a dans la recherche erratique et divergente l'acceptation de ne pas trouver tout de suite. Voire, de ne pas trouver du tout. C'est là que les théories comme celle du modèle Wallas (préparation, incubation, illumination, vérification), protocole fondateur érigé en doctrine de la créativité, cher à nos amis les managers, sonnent faux quand elles proposent de rassembler les efforts productifs de la mal-nommée ressource humaine. Berger sans chien. Ou plutôt: chien intégré, dans la caboche.

Un entêtement

Fluidité (beaucoup d'idées), flexibilité (poursuivant des axes variés), originalité (ce n'est pas la "bonne réponse", celle qu'on attendait nécessairement): trois façons d'être concrètement créatif. Qu'est-ce qu'une bonne réponse ? C'est une idée qui a dépassé, subverti l'attente initiale de la consigne en ayant effectué quand même le parcours qu'elle demandait. Elle est juste allée plus loin et donc, ailleurs. D'où le fait que l'excellence dans toute discipline soit conditionnée par une culture de la discipline. D'où l'inutilité de se culpabiliser quand telle personne réussit systématiquement mieux tel exercice: elle a simplement appris avant le protocole; vous, vous improvisez. Elle comprend plus vite la consigne, en évitant les erreurs, qu'elle a d'ailleurs déjà eu l'occasion de faire avant. Elle joue à domicile. Un "transclasse" au sens du terme forgé par Chantal Jacquet est donc une personne qui ne joue pas à domicile, pas en son lieu de "familiarité", mais dont le talent d'improvisation, ou le désespoir (qui fricote alors avec une pulsion vitale espérante), ou la nécessité bête et méchante de survivre en changeant d'ancrage, permet une compréhension rapide et généralement un acharnement. Un entêtement, qui compense l'éloignement du domicile. Il est normal de moins bien réussir quand on ne joue pas ce qu'on chérit comme "chez soi"; on est tout simplement moins bien encouragé: par soi, les autres.

Cette culture du domicile de la consigne, sa familiarité (au sens figuré puisqu'en effet la puissance des transclasses tient souvent au fait qu'ils veulent dissoudre tout lien avec la culture domiciliaire) permet de lui donner rapidement une réponse. Elle donne aussi le grain à moudre pour dépasser la destination imposée par la consigne et construire au-delà de celle-ci, bref pour fomenter de l'autonomie.

Apprendre la conformité, la rébellion, est un acte créatif à l'école. Il demande d'apprendre à se distinguer dans le succès du respect des consignes, dans leur méthodique sabotage. Personne n'est innocemment rebelle: la rébellion correspond toujours à un idéal moral, qui dissimule souvent l'échec de ne pas être conformément libre. 

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage

Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.