L'intuition que j'ai toujours eu est que le monde souterrain suscite une émotion.
La Haute-Saône avait donc (je le suspectais depuis le début) un charmant sobriquet :
Porches, avens, dollines, pertes et résurgences
Un titre qui laisse entrevoir la richesse géologique des lieux - pour le plus grand plaisir des spéléologues, comme le montre la suite de cet extrait du site local cité plus haut:
La géologie haut-saônoise est le reflet de cette diversité : on passe en moins d’une centaine de kilomètres du socle cristallin des ballons d’Alsace et de Servance à la plaine alluviale de Gray. Si les plateaux calcaires sont essentiellement des formations secondaires (calcaires du Trias et du Jurassique moyen), on trouve par endroit des calcaires primaires (marbre du massif de Chagey) et des formations plus récentes. En quelques millions d’années, l’eau a érodé les calcaires haut-saônois et créé le karst que l’on connaît aujourd’hui, karst dont les porches, avens, dollines, pertes et résurgences sont des signes visibles en surface.
On reconnait trois ensembles karstiques principaux : les plateaux de la Saône au Nord Ouest de la Saône, les plateaux de Vesoul et les Monts de Gy entre Saône et Ognon, et les terrains du Jurassique moyen à l’Est de l’Ognon.
Les cavités haut-saônoises sont le reflet de cette variété : malgré les faibles profondeurs atteintes (la Grotte de Captiot culmine à 93 m de profondeur), la Haute Saône abrite des avens imposants (Gouffre de Rougeterre), de longues rivières souterraines (Rivière du Deujeau, Réseau du ruisseau de l’Etang), de nombreuses pertes et résurgences (Gouffre de la Baume de Trésilley, Grotte de la Baume de Scey sur Saône, Source du Planey) et des siphons qui n’ont pas encore livré tous leurs secrets (Font de Champdamoy, Frais Puits). Ces cavités hébergent de nombreux cavernicoles dont les chauves souris sont les représentants les plus connus. (...) Il faut également noter l’existence de nombreuses mines (charbon, fer, gypse...) à l’Est du département qui, bien qu’aucun groupe spéléo ne s’y intéresse spécifiquement, abritent d’importantes richesses minéralogiques.
Pourquoi me suis-je autant attardé sur le sous-sol durant ma recherche ? Il est et demeure une de mes portes d'entrée, une des entités de mon intitulé de recherche à deux têtes. En outre, il est une entrée dure à faire parler, dure à donner à voir, sans goûter à l'activité spéléologique. Voilà donc pourquoi cette notion a fait partie du tas de notions hétérogènes qui ont, durant toute la recherche, convolé ensemble de façon parfois habilement synchrone et entremêlée, de façon séparé et parallèle, comme deux sillons dans un champ qui ne se rejoignent jamais.
L'émotion spéléologique
L'intuition que j'ai toujours eu quand j'ai commencé à appréhender les sols comme des entités au carrefour de l'objet et du sujet artistiques est que le monde souterrain suscite une émotion. Cela, à partir de théories comme la mésologie, prônant la subjectivité du vivant comme paradigme révolutionnaire. Le sol est un détonateur, une mise en contact avec lui (par l'exploration des cavités, par l'entremise de travaux artistiques qui visent à le montrer, le suggérer, l'imaginer) peut susciter de profonds heurts et bonheurs, des sensations puissantes chez à peu près tout le monde. Que ce soit par le dégoût, par la fascination, ou encore par la peur, je crois que le sol et ses profondeurs sont, quand ils sont visités et rencontrés avec un peu de vigueur, de remarquables réservoirs de passion. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans les racines intellectuelles du IIIème Reich, on note l'idéalisation à outrance du sol, qui, devenu presque sacré, est capable de galvaniser suffisamment les masses jusqu'à asseoir des vélléités impérialistes et belliqueuses mortifères dessus, comme celle défendue par la doctrine de l'espace vital (nommée Lebensraum chez les nazis, littéralement biotope en allemand).
C'est en approchant ces sujets communs comme le sol, fantasmés par tant d'idéologies différentes voire opposées, que l'artiste peut se rendre compte de l'importance de sa compréhension politique, pour maintenir une éthique consciente, par-delà le chant des sirènes de la rêverie pure ou de l'idéalisation ingénue. Car comment permettre, en effet, qu'il puisse y avoir une confusion, dans le fondement d'un projet artistique portant sur le sol, entre un engouement sensible touchant à l'écologique et une mystification nationaliste du territoire qui cautionne le racisme, en incitant à la haine ? L'attrait pour le sol, et toute autre chose qui dégage une émotion, ne doit pas céder aux récits nauséabonds qui fleurissent à l'heure du retour en force des idées réactionnaires.
Elle était également en moi, au commencement, bien sûr, cette émotion du sol. Quel artiste n'a pas su dire, nommer ce qui l'obstinait tellement et l'a mené à pelleter tant de terre, brasser tant d'air ? étudier cette émotion, se demander pourquoi elle est là, immanente, cette sorte de contemplation, de gargarisme incompréhensible, c'est là une question que je trouve intéressante, une question qui permettrait de produire un travail artistique pertinent pour aborder le sujet de ces sols à la fois si morts et si vifs, si silencieux et si omniprésents, si secrets et si banals. Donc c'était une émotion, au début, que j'étais si loin de suspecter que j'ignorais même ce qui me remuais.
Bring a dollar with you baby, in the cold cold ground
Initialement, je voulais dérouler un fil rouge, le décliner. L'intérêt pour le souterrain était lié à une enquête de mon adolescence, autour du cold case du mémorialisme républicain espagnols et de ses exhumations, où la terre prenait la forme pour les militants du reste justiciable d'un passé bafoué, d'une dépouille, enquête ayant donné lieu à un film, des textes, une édition. La terre retournée et tamisée, comme la fin d'un stigmate, comme l'entrée en contact avec un monde tu et silencié, comme le début d'une extraction, d'une extradition, comme les diplomates sont extraits d'un pays hostiles par je ne sais quelle agence d'espionnage: la terre est remuée pour permettre à celui qui l'ébroue de quitter la demeure d'Hadès, la dernière des humains, la huitième du zodiaque, avec un supplément d'âme, offert par cette nage en terre.
Il y a donc émotion. Qui inspire: présidant à la rédaction de La terre ou les rêveries du repos de Bachelard, tissant l'armature de l'article Côtoyer les gouffres, proposé par Anne-Emmanuelle Demartini dans la revue Critique 865/866.
Mais, plus que des sols, car jusqu'à ce qu'on invente la téléportation au coeur de la matière, nous n'allons jamais explorer plus loin que leur humble surface, que fait l'art des trous ? Ce sont eux que nous visitons, ce sont eux, dans lesquels nous nous insinuons, par eux, nous franchissons des strates, avançons face aux murs que dessinent des histoires géologiques, qui mesurent les temps anciens. L'art dit que le réseau karstique et l'eau qui le ronge sont des communs qu'il faut défendre en tant que tels.
Marine Froeliger, dans la résidence de recherche création Common grounds explore également cet aspect.
Une brève explication sur le lien entre sols et art (générée par I.A.)
La pédologie, discipline scientifique étudiant les sols et leur fonctionnement, peut sembler éloignée de l’art contemporain, qui explore les frontières de la création et de l’expression. Pourtant, certaines intersections et réflexions entre ces deux domaines peuvent émerger.
La notion de territoire
Dans la pédologie, le territoire est l’espace géographique où les sols se développent et interagissent avec les éléments naturels et anthropiques. Dans l’art contemporain, le territoire peut être considéré comme un concept plus large, englobant les espaces publics, les lieux de mémoire, les espaces virtuels, et même les corps humains. Les artistes contemporains comme Tania Bruguera ou Ai Weiwei explorent les relations entre les territoires et les identités, soulignant les tensions et les contradictions qui émergent de ces interactions.
La matérialité
La pédologie étudie les propriétés physiques et chimiques des sols, tandis que l’art contemporain explore les matérialités de la création, notamment les médiums et les supports. Les artistes comme Anselm Kiefer ou Carsten Höller utilisent des matériaux et des techniques pour créer des œuvres qui évoquent les relations entre la nature et la culture. Les sols, comme matériau, peuvent être considérés comme un élément de base pour la création artistique, notamment dans les pratiques de land art ou de earth art.
La durée et la temporalité
La pédologie étudie les processus lents et longs qui se déroulent dans les sols, tandis que l’art contemporain explore les notions de durée et de temporalité dans la création. Les artistes comme Marina Abramović ou Tehching Hsieh créent des œuvres qui mettent en question les notions de temps et d’espace, souvent en utilisant des performances ou des installations qui dépendent de la durée et de l’expérience.
La participation et la communauté
La pédologie peut être considérée comme une discipline scientifique qui étudie les sols, tandis que l’art contemporain explore les relations entre les créateurs, les publics et les communautés. Les artistes comme Suzanne Lacy ou Mierle Laderman Ukeles créent des œuvres qui impliquent la participation et la collaboration avec les communautés, souvent en utilisant des espaces publics ou des lieux de mémoire.
En résumé, la pédologie et l’art contemporain peuvent se rencontrer à travers des notions comme le territoire, la matérialité, la durée et la participation. Ces intersections peuvent donner naissance à de nouvelles réflexions et pratiques artistiques qui explorent les relations entre les sols, les espaces et les communautés.
Chambre de feu
Le sous-sol (c'est là l'héritage de l'allégorie la plus fameuse) projette ses fantasmagories en moi. «Projection dans l'obscurité de figures lumineuses animées simulant des apparitions surnaturelles; p. méton. spectacle ainsi produit». Il me semble être un haut lieu de quelque chose. J'ai toujours été passionné, ressenti une immense awe face aux éruptions volcaniques, dégueulis d'éboulis en fusion et de roches broyées par la chaleur, que des poches, appelées chambres, contenant une substance au nom aussi curieux que "magma", livraient en pâture au froid du monde, qui les figeait, en remerciement. Peux-t-on s'arrêter un instant sur l'idée d'une chambre de feu ? J'imagine un lit comme dans les dessins animés, commun, simple, intact, dans un flot ramassé et noueux de laves lourdes et de flammes légères comme des plumes. Une hospitalité infernale.
Le sous-sol est dans mon fantasme un lieu des quatre éléments: ceux que cite comme une aporie poétique l'astrologie pour construire son ordre. Le sol, en effet, contient indéniablement la terre, lieu des possessions matérielles (dans la conception astrologique), l'eau qui la ronge (les émotions dans le zodiaque), le feu qui renouvelle les tissus prochainement devenus caves (l'action cosmique), l'air qui participe à rendre vivable, à vivifier, tout en érodant, en chantant et sifflant le changement sur les parois soufflées, soit le champ des idées effervescentes dans le symbolisme astral.
Avant et après moi le déluge: l'invention de l'étonnement
S'il est aussi fantasmé, c'est aussi parce que le sous-sol est un rescapé, c'est-à-dire le dernier avorton d'une pensée affirmant une vérité aussi simple que la suivante: avant et après moi le déluge. En effet, le monde souterrain fait partie, avec les abysses des derniers recoins, des derniers replis sur lesquels l'oeil satellitaire n'a pas de prise ni de puissance. L'exploration des sous-sols est empreinte d'une ardeur coloniale. Au secours ! Il ne faut donc pas s'étonner de l'excitante beauté qu'offrent les découvertes de grottes; de l'esprit gamin, naïf et parfois égocentrique de spéléologues à la retraite, qui éventrent des espaces en paix depuis la nuit des temps du monde pour passer un bon dimanche. Mais en effet, comme en atteste l'émission retranscrite ci-dessous, comment ne pas s'enthousiasmer des découvertes, alors même qu'elles sont présentées comme "Grandes", fruit de l'obstination d'hommes visionnaires et taciturnes, mais lunatiques et glorieux de leur jusqu'au boutisme pathologique ?
"Les grottes, tant qu’on est pas rentrés dedans, on ne sait pas qu’elles existent, raconte Luc-Henri Fage, spéléologue et membre de la société des explorateurs. Quand on découvre une grotte, on dit qu'on l'invente. Elle n’existe pas avant qu’on l’ait découverte." Avec l’avènement de la cartographie satellite, la spéléologie est en effet devenue la seule catégorie de l'exploration où chaque pas est un pas dans l'inconnu, comme le précise le spéléologue : C’est un travail inlassable. Ça n’est pas comme une montagne, où on arrive au pied et on voit immédiatement le sommet. On ne sait pas où on va, à chaque mètre il peut y avoir une surprise. Je me souviens de tous les mètres de première que j’ai fait dans ma vie : ce sont des moments extrêmement exaltants. C’est ça que recherche le spéléologue d’exploration, c’est pour ça que j’ai participé à plein d’expéditions, en Papouasie, en Patagonie, à Bornéo… Tout est possible et c’est extrêmement jouissif de découvrir, c’est quelque chose de rare à notre époque où l’on pense que tout est connu, que le monde est fini. Mais dans ces détails, il n’est pas fini d’être exploré. Pour découvrir de nouvelles cavités, les spéléologues s'intéressent avant tout aux karsts, ces zones calcaires qui peuvent être creusées par l'eau des rivières souterraines, explique Luc-Henri Fage : Ce sont les eaux souterraines qui agrandissent les cavités, les fissures de la roche, et qui forment des réseaux souterrains, des puits pour alimenter la rivière souterraine, qui coule, qui résurge dans la vallée ou dans les siphons proches de la mer ou sous la mer. Les gouffres étant creusés par l’eau, ces rivières souterraines adoptent le même profil que les rivières de surface : l’érosion vers la ligne droite du sommet vers la mer. Il faut savoir que pour descendre profond il faut monter d’abord, puisque ne pourrons être explorées que les parties émergées. D’autres roches, comme le grès, le granit, peuvent présenter des fissures : mais en l'absence de systèmes creusés par l'eau, il est impossible d'aller très loin.
L'art et la littérature ont inventé l'étonnement, ou plutôt ils ont été les outils ayant le mieux décrit cette émotion qui fait battre les coeurs humains. La spéléologie quant à elle, si elle n'est pas une discipline à proprement artistique, a construit une sorte de regard mû par l'artialisation du sous-sol, qui est, à son échelle, une projection de nos inconscients et de nos vérités sur un monde, une entité, autres.
Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.
« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.