Tactique: aphonie

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

Le jour et la nuit: c'est la différence de comportement entre l'atelier d'hier et aujourd'hui. Hier, je me suis égosillé. Aujourd'hui, les élèves de CM1/CM2 de l'école Clara Balland, divisés en demi-groupes, ont réussi l'inespéré. L'inattendu. Un exploit, une ascension, un trophée, une médaille ? Non, ils ont juste réussi à être calmes. 

Que s'est-il passé ? Hier j'ai ruminé. Je ne me voyais pas passer une autre journée à faire le policier. J'ai d'abord préparé attentivement la séance. Démarrer avec devant moi un tableau de bord clair et précis. Une liste pour les éléments à ne pas oublier. L'ordre des choses à aborder. L'enceinte chargée. Mon téléphone. Les papiers de la séance. Quand les élèves sont entrés, je les ai accueilli. Disposé à les entendre, attentif à comment ça va. Je n'ai pas parlé trop fort. Je n'ai pas parlé trop vite. J'ai octroyé à ma parole le privilège de la rareté, ce qui revient à montrer qu'on se fie à leur capacité à nous comprendre, qu'on les respect. Tout en économisant leur attention. Parler moins, parler bas, parler doux, ça semble évident, mais non: c'est exactement ce qui calme. Sans négliger les écarts nécessaires quand ça dérape trop. Je me suis rendu compte que ce qui excitait les enfants, c'était simplement que j'étais tendu, que j'étais dans la démonstration de force. Et ça les rendait nerveux, ça les agitait. Leur électricité allait plus vite que la mienne quand j'haussais le ton pour les recadrer. Je voyais mes efforts de policier payer peu. C'est pourquoi j'ai lancé une méditation de pleine conscience guidée assise, sur la base des nombreuses que j'ai suivi, depuis trois ans déjà.

« Si vous trouvez le monde fatigant, à tout moment de la journée vous pouvez revenir à votre souffle; car il ne vous quittera jamais, il est votre maison ». On dirait un verset biblique dit comme ça. Mais en fait c'est juste un constat. Cet phrase que j'énonce durant la méditation soulève chez Pierre (prénom changé) une question : et si on est triste ça marche aussi ? J'étais scotché. Qu'un garçon aussi énergique et apparemment plein de vigueur exprime en groupe, certes, yeux fermés, son chagrin, ça m'a scotché. Comme je sais qu'il vit des choses compliquées dans sa famille, je sais d'où vient sa bougeotte. Je lui ai proposé ensuite de dessiner, plutôt que de trépigner. Le résultat est magique. Méconnaissable. Il fond dans son dessin, discret et méticuleux, comme les feuilles d'automnes qui rejoignent silencieusement le sol. Il ne déborde plus du tout. Il est canalisé dans sa peine. Ce superbe écran de papier est enveloppant et remplissant comme une grosse couette d'hiver.

Dans le récit de méditation, je m'inclus. Louis est là, vous êtes en sécurité ici, vos besoins peuvent être entendus, venez me dire s'il vous manque quelque chose. J'ajoute à ce droit le devoir de respecter le cadre de calme et de silence. Ils choisissent dans leur tête une intention pour la journée. Ils rient parfois, quand j'imite le bruit de la cloche finale. Ils rient parce qu'ils sont gênés qu'on prenne le temps de faire attention à eux, ils sont gênés parce qu'ils se rendent compte que oui, ils en ont besoin. Je prends ce rire comme un aveu de faiblesse tout à fait honorable. Je prends ce rire comme la démonstration du bien-fondé de ma démarche, préoccupée par ce silence, et ce qu'il instaure entre les élèves et moi, entre eux, chez eux. Mais les rires débordants, je les interromps. Le rire est une critique indirecte, qui n'est pas forcément adressée à moi, peut-être simplement à eux. Leur masque leur interdit de participer à ce souffle, jugeant l'exercice incompatible avec leur identité sociale. Là, je censure la censure, pour qu'au moins les personnes qui ont été embarquées dans la méditation puissent en profiter. Je suis vraiment très étonné que ça ait si bien marché. Je ne pensais pas que ça les calmerait autant.

C'est en écoutant la maîtresse souligner qu'aujourd'hui les enfants ne sont plus concentrés comme jadis que je me suis dit qu'il fallait bien essayer de voir comment y remédier. Sa remarque est vraiment juste je pense, je la rejoins. Mais les comportements des enfants ont toujours été la réplique de leurs modèles adultes. C'est les adultes qui devraient méditer. Peut-être ces élèves le leur apprendront. 

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage