Combien de pièces et de secondes faudrait il ajouter dans une vie pour donner libre cours à tous ces masques ?
Telle est la question que j'aimerais poser à des passants ou à des personnes choisies en amont.
Ceci découle de la théorie de la non reproduction de Chantal Jacquet. Elle questionne le transclasse comme figure mutable, ni totalement séparé de son milieu d'origine, ni totalement arrivé dans son milieu d'atterrissage. Elle nous étudie, humains, comme des êtres aux vocations interchangeables: des soi inconsistants. Individus aux statuts sociaux, aux goûts, aux intentions hasardeuses. Fruits de tant de facteurs imbriqués.
Or, «les transclasses nous montrent qu'il n'est pas certain que les êtres humains possèdent une identité». Ils rappellent ce moi introuvable, comme l'explique l'autrice. Il n'y a que des complexions, du mou, du dense, des circulations entre une identification réifiante, pour nous enserrer dans une limite définissante.
La complexion de Jacquet me renvoie à l'importance du paradoxe dans la psychanalyse jungienne. L'importance de la nuance et de la contradiction, du mouvement. Ce qui ouvre le questionnement quant à la place que nous occupons, aux rôles que nous jouons. Il fait naître une énigme philosophique, éthique: quelle est ma juste place ? Qu'est-ce qu'une juste place ? On pourrait ajouter: quelles sont mes justes places ? Que dois-je faire pour être qui je suis, qui dois-je être ? Qui puis-je être ? Qui suis-je ?
C'est le paradoxe d'une vie condensée en une seule en place, en un seul instant. En imaginant qu'un individu puisse rencontrer tous les êtres d'importance de sa vie entière dans une seule pièce, à un moment donné, aurait-il assez de temps et de vie pour montrer dans cet espace temps minime tous les visages qui nous dirigent vers autant d'amours et d'altérités ? Combien de pièces et de secondes faudrait il ajouter dans cet espace temps pour donner libre cours, et libre place à tous ces masques ?
La réponse qui préconise un grand nombre de pièces et un grand supplément de temps pour explorer, manifester tous ces masques, est celle qui interroge la solidité du moi. C'est celle qui lui laisse la chance de son insaisissabilité, de son flottement, mutant.
Mais il existe aussi des points de vue plus lapidaires qui, je dois l'avouer, me désolent: ceux qui raidissent les personnes dans leur prétendue essence, sorte d'ancre en forme de boulet de bagnard. Selon eux, nous serions des blocs de marbre d'une seule couleur. Certains pensent cela, par peur, ou habitude. Par attachement, sentiment d'appartenance aussi: il n'est chez eux pas bon de déboulonner ce qui a été vissé par le passé, pour une bonne raison sans doute, qu'on ne saurait se rappeler. C'est comme s'il était mal vu de vouloir poser des questions. La curiosité serait une impertinence. Le doute, insolence. Par la même, en éradicant ces qualités, toute possibilité de transformation est annihilée. Je condamne ce point de vue. La véritable ancre est celle qui permet au bateau de quitter le port une fois le séjour passé. A quoi servent les boulons sinon à se déboulonner ? Elle est celle qui permet à l'être d'être autrement, même si elle lui a permis d'être, stabilisé, ancré, durant tous ces instants.
Pour Jacquet, assigner quelqu'un à un principe exclusif d'identification est aliénant. Meilleure que la reconnaissance par les autres d'un principe identificateur, dont l'écueil est de produire des apories, érigeant des statues mortes, la connaissance permet d'énoncer des contradictions, de formuler des oscillations dans une trajectoire.
M'aimerais-je si je me rencontrais demande aux interrogés de se représenter eux-mêmes. Qui verrais-je si je me voyais ? Me verrais-je moi ou verrais-je cet étranger que je n'ai jamais compris et que je ne souhaite pas comprendre ?
Qui êtes-vous, interrogation largement béante, sera la deuxième question de cette discussion divagante. Il faudrait penser un système de récompense : si je suis satisfait de la description, de la réflexion que la personne interrogée me propose, je lui donne le logogramme d'une citation. Sinon, je lui dit que je ne suis pas satisfait et je ne lui donne pas. Ça fixera un cadre à l'échange.
On voit que je m'attarde ici davantage à la partie soi du projet le sol et le soi. C'est une partie importante. Comment sommes-nous, où sommes nous, et où sommes nous ce que nous sommes ? C'est avec ce texte que j'écris actuellement et que vous lisez aussi que fait véritablement écho l'ouvrage de Chantal Jacquet avec la recherche que je mène pour Création en cours: interroger la contingence de notre position sociale, tout ceci par la parole et l'art de voir, de se voir, de s'étudier (et de se contredire lucidement). Peut-être aussi pour faire naître des vocations à des droits encore meilleurs, à des places encore plus adéquates, à des récits de soi et des autres encore plus hospitaliers. Tout ceci pour un monde... Meilleur.
Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.
« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage