fondremand, bassin

Sauf le sauveur

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

Il ne faut pas sauver le soldat Ryan

L'opprimé, l'oppresseur et le sauveur dansent en ronde en se tenant la main.

Selon Freire, pour quitter le cercle infini de l'opprimé renversant son bourreau, il faut faire un triple travail: celui de briser ses chaînes d'une part; celui de ne pas devenir oppresseur d'autre part; et enfin celui de ne pas chercher à sauver par la suite d'autres victimes, à leur place.

On découvre la complexité du processus de libération. La grave tâche qui attend celui qui veut briser le joug qui le domine. Car c'est cette personne que cela concerne. Qui a vécu en victime a observé la violence des oscillations qui nous projettent d'un rôle à l'autre, d'un sommet du triangle à l'autre. L'intensité de la colère qui succède à la peur. L'intensité de la tristesse qui succède à la rage. L'intensité de l'espoir, de l'idéal naïf et d'une certaine manière insincère, qui suit la tristesse. Il faut la couper, arrêter la ligne infinie du changement des rôles: stopper la ronde mortifère. Désescalade. On ne jouera plus, ni ne tolèrera les projections vicieuses du triangle. Les pics d'émotion, bien qu'authentiques et inévitables, sont les indices d'une aliénation. Fausses transfigurations qui nous déplacent sans nous changer: des leurres. Car c'est la véritable libération, celle qui extrait de la ronde des rôles néfastes qui est la métamorphose, qui transfigure, par excellence. Celle qui nous émancipe de ces trois rôles infiniment attirants mais abêtissants, inhumains. C'est peut-être l'état, lorsqu'il est conquis sincèrement, qui modifie le plus radicalement quelqu'un.

Ce texte s'adresse à tous les apprentis sauveurs que j'invite à quitter le navire du sauvetage. Cette tâche est impossible et destructrice. Savoir aider, en revanche, est précieux. Savoir soigner. Gare au leurre du sauvetage dont naissent tant de monstres. Le sauveur veut éradiquer tout le Mal qu'il voit, mais il ne voit pas tous ces spectres qui grandissent, rendu paradoxalement aveugle par son obsession. Savoir aider c'est refuser de sauver. Sauver c'est ne pas savoir laisser l'autre être lui, ne pas savoir se laisser être soi. Seul. Par peur, habitude. Savoir aider, c'est accepter de voir souffrir. C'est accepter de voir mourir, périr un être cher et de s'en remettre ensuite. C'est accepter la potentielle dislocation dans l'apprentissage d'un être aimé. L'infinie discipline que requiert cet art le rend encore plus beau que les vulgaires sauvetages des héros infaillibles.

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage