Mener (...) un désoeuvrement
C'est jour de marché. Le bar de Saint-Loup s'est rempli d'un certain nombre de personnes venues s'alléger les jambes. Fred, serveur et patron, le dit lui-même: "je n'ai pas compris ce qui m'arrivait, d'un coup je me suis fait submerger."
Nous avons participé à ce mouvement. Après quelques courses, nous posons notre derrière dans cet antre du bon vivant : c'est presque à un rituel, en tout cas, à une tradition, que nous assistons. De nombreux groupes de lupéens sont-là, se racontant leurs dernières nouvelles. L'échoppe dispose d'une terrasse pleine de soleil, alors quand nous entrons, les pupilles rétrécies par la lumière, nous percevons après un aveuglement bref les contours de ce qui semble d'abord être une sorte de bistrot. Très vite, le brouhaha et les traits flous se précisent pour laisser place au soin visible appliqué aux tenues, aux allures, aux figures.
Pauline salue plein de personnes. Il y a Claudine, sa prof d'histoire de lycée. Le patron du bar, Fred, est le cousin par alliance de Bonome, l'amoureux de mon accompagnatrice. Nous buvons un coup parmi ces chaleureux habitants, rentrons en retard à la maison. Quel plaisir j'ai à voir Pauline évoluer dans cet univers qu'elle peut me décrire avec tant de nuances.
Intercession
En bord de Semouse le marché s'étale. Pauline raconte que Saint-Loup est une ville particulièrement multiculturelle. Le besoin de main d'oeuvre de l'ancienne capitale du meuble était connu. Elle raconte l'exode rural aujourd'hui, les départs vers la ville.
Pauline intercède pour moi auprès du territoire qu'elle habite. C'est à une présentation de ma personne à ce panorama cosmique qu'elle s'attèle, durant balades, et discussions. Est-ce un contrat tacite qui structure nos vadrouilles ? Toujours est-il que je m'intéresse à sa vie Haute-Saônoise, aux envies de création liées à son nouveau domicile. Ces temps de discussion montrent que nous partageons toujours des centres d'intérêts. Malgré le fait que nous ne sommes plus collègues, nous sommes amis ! Encouragée par mon attention envers ce qu'elle fait dans son nouveau chez-elle, elle me raconte plein de choses géniales. Elle a un avis très original et complexe. Elle connait beaucoup de choses.
À propos des lieux qu'elle a retrouvé à son retour en Haute-Saône, elle partage ses analyses avec une générosité qu'on ne manque pas. Les discussions autour de ce qui me semble être nos centres d'intérêts communs (le son, l'urbain, l'habiter, l'inversion de regards, etc.) m'offrent des pistes de recherche redoutablement pertinentes. C'est puissant et intense, comme de mâcher de l'ail frais quand on a la grippe !
Je découvre par son intermédiaire "la revue des espaces heureux", topophile.net :
La revue interroge écologiquement notre rapport au monde, aux espaces et aux lieux, aux environnements bâtis et naturels, elle questionne nos manières de bâtir, d’habiter et de penser afin de demeurer pleinement et justement sur la Terre. Elle s’organise autour de trois parties :
Savoir, la revue des idées, vise à écologiser nos esprits à travers la publication d’entretiens, d’enquêtes, d’essais et d’études de théoricien·ne·s et de praticien·ne·s du monde entier.
Faire, la revue des réalisations, rassemble des réalisations originales de toute nature, de toute échelle et de tout pays qui participent d’une approche écologique, éthique et sociale du lieu et de l’espace.
Rendez-vous, la revue des événements, convie nos lecteurs et lectrices à enrichir leurs connaissances et expériences topophiles en allant à la rencontre des protagonistes à l’occasion de conférences, débats, expositions, visites, ateliers.
J'aime ce cri du coeur qu'on lit dans l'édito du site:
Nous sommes toutes et tous topophiles ! Nous appartenons à un milieu que nous ne cessons de transformer plus encore que celui-ci nous façonne.
Grâce à Pauline je rencontre aussi Michel Antony, anarchiste invétéré. Fouriériste ayant le goût des autres, il fait de l'explication des controverses entre cette forme de pensée et celle des proudhonistes sa spécialité. Un homme solide qui cherche à confronter ses idées au monde, remarquable de gentillesse, humilité. Main de fer dans un gant de velours ? Michel est aussi impliqué dans la sauvegarde des services publics de proximité à Luxeuil-les-Bains. Cette personnalité admirable fait écho à celle de Norbert, directeur du fab lab des Trois lapins ou Pauline aide Michel à mettre à jour son site acratie.fr : simplicité, franchise, rigueur, sympathie, générosité, engagement.
Aussi juteux qu'une pomme
Deux tourterelles s'envolent en battant des ailes à tout rompre. Un arbre mort, encore debout, attend dans un pré. Je quitte Luxeuil-les-Bains sur ces images. Heureux mais fatigué par ces deux jours d'initiation à la radio auprès des stagiaires du Fab lab des trois lapins, par ces quatre jours chez Pauline et Bonome. Fébrile d'arriver. Depuis ce jour où Océane Prunnenec, chargée de production des ateliers Médicis, m'a appelé, j'ai su que Fretigney et Velloreille serait le nom de ma destination. C'était un dimanche de marche dans les Vosges. Je n'ai pas cessé de tourner dans ma tête, comme le potier fait tourner la plateforme qui engendre ces terres qui s'érigent, ce nom inconnu. "Est ce que tu serais d'accord de faire la résidence Création en cours en Haute- Saône ?"
C'était parti. Les prairies verdoyantes - le mot est faible tant chaque brin semble aussi juteux qu'une pomme; ces petites collines qui sont autant de rebonds du sud du relief vosgien; ces villes et villages que le bus semble fendre sont pour moi, spectateur ébaubillé, des exploits inédits. Pour tous et toutes les habituées de la ligne, ce ne doit être qu'un vulgaire trajet dans ce morne porte-drapeau monté sur roues, floqué du nom de la région. Ou, qui sait ? Le bus est peut-être rempli de rêveurs comme moi.
Tous ces aspects sautent aux yeux, encombrent mes sens. Tant de personnes me dévisagent dans les rues de Luxeuil-les-Bains comme si j'étais l'un de ces égarés cherchant à grossir les rangs de l'éco-terrorisme associatif; ils interrogent mon bardage, chantent ce voyage, qui enfin a lieu.
Sensation de bien-être
Où sont les gens malheureux, les gens heureux ? Un peu partout je suppose. J'arrive au Globe, brasserie recommandée par la chauffeuse de bus à Vesoul. Un homme se rend à la caisse après que sa petite fille, en passant près de moi, se soit retournée pour me scruter le fond des yeux, trois longues secondes. Il dit bon appétit au cuistot qui déjeune parmi les clients, puis tend une main décidée, le regard haut et digne, juste, à un gars qui l'empoigne jovialement. Cet homme qui reçoit cette main tendue est vraiment pour moi l'image du bonheur. Son sourire est immense, et très discret. Je l'interprète comme la preuve d'un bonheur qui serait à portée des habitants de cette ville, trésor défendu par les griffes du secret. N'est-ce pas le lot du passager de surprendre ces instants pour les chérir ?
Peut-être ai-je fantasmé l'Espagne, mon attachement à elle, à ses entrailles que je rêvais de disséquer. Ses cafés de campagne, ses façons de faire du mauvais pain mais des petits déjeuners impériaux en bord d'autoroute; ses délices improbables; ses vieilleries, ses archaïsmes, ses abîmes, ses extases, ses chaleurs. Est-il si attendu de dire que l'Espagne me fait l'effet d'une chaleur ? Comment décrire le tempérament des gens en Andalousie, où j'ai tellement l'impression qu'on vous embrasse quand on vous parle ?
Ce n'est pas la première fois en Haute-Saône que je retrouve cette sensation de bien-être et de libre convivialité que j'attribuais aux idiosyncrasies espagnoles. À Vesoul, le Globe a tout de ces brasseries que je cherchais durant mes voyages ibériques. Ce sont les mêmes lieux que je cherche toujours, en essayant de ne pas les écraser dans le fantasme que je me fais d'eux: je les cherchais aussi à Hautepierre pendant que je coordonnais le média collaboratif HTP radio. Des lieux aussi singuliers qu'ordinaires: habités.
Peut-être que je ne cherchais pas forcément durant mon enquête de trois mois chez les ancêtres de ma mère à créer un lien privilégié avec ce pays. J'ai longtemps pensé que je devais le faire, sans trop savoir pourquoi. Pour m'en débarrasser ? Me concentrer sur autre chose ? J'ai fantasmé l'Espagne comme un pays qu'on ne pourrait jamais finir d'explorer, ce qui est le cas, et le cas de tous les pays. Toutes les situations comprennent cette impermanence qui peut motiver d'infinis efforts. On essaie de garder un cliché, une capture mentale de tel instant. On vend le spontané au prix du souvenir: on perd au change.
Vous trouverez au Globe des habitants dans une atmosphère qui m'est sympathique. Un tantinet bourrue certes. À cheval sur une bienséance qu'on voudrait populaire. Un "bon sens" dont je me méfie, aussi authentique qu'insaisissable. Mais cette ambiance me rassure. Aussi bien du côté des clients que du côté du service, les visages qu'on nous adresse sont des portraits de la ville.
En définitive, ce que m'apprend Pauline, ce qu'elle m'a toujours appris, c'est à aimer zoner. D'ailleurs, je n'avais jamais cherché le sens de ce mot. J'ai été étonné de voir combien d'étages a la définition !
Mais la définition correspond rarement aux couleurs par lesquelles on a chargé un mot. je ne suis pas sûr que Pauline validerait celle que le CNRTL attribue à la zone : c'est un espace artificiellement ou naturellement délimité sur une surface plus grande. Ou encore un faubourg caractérisé par un habitat misérable; banlieue industrielle, mal aménagée, d'une grande agglomération urbaine. Zoner reviendrait à mener une existence précaire, marginale; flâner sans but précis, par désœuvrement.
Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.
« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.