Découvre un étrange jardin

Les aimer le rajeunit

Publié par Louis Moreau-Ávila

Journal du projet

Découvre un étrange jardin

La transmission est une communication à long terme. On peut établir cette équivalence parce que les deux éléments sont entourés d'un mystère similaire, qui cache une complexité. Si les deux phénomènes sont tant étudiés, analysés, c'est précisément pour la part incommunicable qui les brouille. Les comprendre comme un ensemble diffus et toujours contradictoire est difficile, voire impossible. En tant que transmetteur d'une pratique artistique à l'école, je suis mû par ce mouvement qui essaie de faire le jour sur la relation de transmission pédagogique, surtout dans un contexte où la pédagogie est pensée comme partie du tout artistique, loin des nécessités et habitus scolaires. C'est pourquoi j'essaie ici d'élucider ce que le transmetteur vit comme décalage entre ce qu'il croit communiquer et ce qu'il communique. Le transmetteur est un semeur. Il plante les graines de fleurs dont il connaît le nom. Mais il ignore l'abondance et le visage des floraisons. Il ne sait pas comment le sol les recevra. Semant, il découvre un étrange jardin, qui ne pousse presque jamais comme il veut.  Tout ce qu'il sème est avalé en quelque sorte. Le processus de digestion lui échappe. Une opacité qui transcende son propre point de vue et le ramène à son statut d'ignorant, comme dirait Rancière. Il voit cet arbuste croître, à demi-nain. Il l'avait pensé colosse. Il voit toutes ces petites fleurs radieuses et il ignore ce qui les multiplia. Il constate que son semis n'obéit pas. Cette récolte n'était pas prévue. Comment tel semis peut-il tant mentir ? Et il est en proie au doute. Il croit qu'on lui ment, que les graines mentent. Et de fait, la différence entre ses prévisions et le résultat est énorme et surprenante. Il pense qu'on lui cache quelque chose, que les graines ne sont pas de lui ? Sa responsabilité, presque sa paternité, son geste en tout cas de dépôt sur ce sol est disqualifié par un immense doute. Mais un jour, il se rend compte qu'il n'est qu'un terme de l'équation. Cette conscience, cette relation aux autres forces en présence est une libération. Il relativise. Entre sa prévision de récolte et la réalité il y avait tout: il y avait les graines qui luttent entre elles. Il y avait le sol qui les favorise, les rejette. Il y avait le temps qui les tue, et les arrose. Il y avait les oiseaux qui les déplacent. Les insectes qui les fécondent. Les marais qui les boivent. Il y avait le soleil qui les révèle, la nuit, interruptrice, les nuages qui les couvent, les amis qui les discutent, les inconnus qui les heurtent, les bovins qui les piétinent. Il y avait tout entre lui et son plan et l'ignorer l'a fait souffrir. Il y a tant de choses que le transmetteur peut supposer mais ne voit pas. Il a cru que la transmission était le seul échange, alors qu'elle est l'échange le plus fragile, le plus exposé aux autres échanges. Il y a tant de choses mais lui n'a vu pendant longtemps que ces graines qui croissent, sans comprendre ni entendre le plan qu'il s'était fait. Et c'est cela qui le rend vieux, mais aussi vite qu'il a vieilli, veiller ces graines qui le surprennent, et les aimer, le rajeunit.

Artiste en résidence à Frétigney en Haute-Saône, Louis Moreau-Ávila
produit des récits et des œuvres en s'entretenant avec les habitant·e·s du village.

« Ce lieu, discrètement, devient un lien (…). » Alain Roger, Court traité du paysage