J'ai insisté pour que nous gardions pied dans la réalité. Pas de cicatrices inventées ni contrefaites ! Il s'agit de réfléchir sur le plan personnel, de fouiller dans sa mémoire, d'observer sa propre image. Et il se trouve en effet que, dans les deux classes, les enfants sont nombreux à arborer au visage, à l'avant-bras ou en dessous du genou, une à plusieurs cicatrices.
Certaines sont le résultat d'un accident (chute, liquide bouillant, mauvaise manipulation d'un objet ou d'une machine, etc.), d'autres sont le fait d'une attaque, soit d'un autre humain, soit d'un animal (jet de pierres, morsures, coup porté, etc.), ou encore elles montrent qu'une maladie a fait des ravages (varicelle, problèmes au cœur, aux poumons, etc.).
La plupart des blessures ont nécessité une intervention à l'hôpital, des points de suture. Parfois, elles ont provoqué la vue du sang pour la première fois.
Dans un premier temps – le 23 mars – nous avons fait table ronde. J'ai tranquillement collecté les témoignages des enfants, après quoi j'ai photographié chacun comme il le souhaitait. Du simple portrait à la mise en scène du moment clef, c'est-à-dire l'avènement de la blessure qui se transformera en cicatrice.
Au-delà de cet assemblage de récits variés, je souhaitais que les enfants puissent réfléchir à ce que le fait de porter aussi manifestement une cicatrice avait changé pour eux. Est-ce qu'une peur coriace, des chiens ou des chevaux par exemple, avait fait surface ? Est-ce qu'une méfiance à l'égard du petit frère pris d'un accès de violence ou de la cousine un peu trop tempétueuse s'était étendue à d'autres personnes ? Une fois qu'on s'est blessé avec une lame, peut-on se servir de ciseaux, de couteaux sans appréhension ?
Est-ce qu'on se souvient de ce que ressentent nos parents, tandis qu'ils tentent de limiter les dégâts, de nous soigner du mieux qu'ils peuvent en attendant de passer le seuil des urgences ? Autant de questions qui remuent, quand bien même l'accident ou l'incident date de plusieurs années.
A force de raconter, les enfants s'aperçoivent que leur corps possède une mémoire bien à lui. Comme des "grands", ils parlent déjà d'un passé révolu, tirent une sagesse de leurs expériences.
Le 30 mars, j'invite les enfants à dessiner sur du papier kraft le moment où tout a basculé, pas forcément comme il s'est produit, mais tel qu'ils l'ont ressenti. Le chien était-il un monstre ? le tracteur une machine de science-fiction ? le caillou un rocher ?
Une manière d'affirmer sa vision, sa perception, ses sensations. En sachant qu'elles ne correspondent pas toujours à ce que pensent les autres.