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[Écriture] Fragments du chantier de l'été.

Publié par Mathilde Soulheban

Journal du projet

JUILLET. Fragments de chaque partie de Têtes Brutes. Le chantier vers la forme finale, amorcé en fin de résidence, est encore en cours. 

 

Khashoggi est fatiguée.

Le ciel s’est mis au-dessus de notre tête pour que nous ne puissions pas dire : “J’ignore ce qui est beau.” Il s’est étendu sur nos têtes pour que personne ne puisse dire : j’ignore la première chose à savoir qui est que certaines choses sont belles.

C’est vrai, non ? Nous savons tous :

La lente course du ciel est belle. 

Tout le reste… Impossible de mentir : tu as vu le ciel beau. Tu reconnais et tu vois quand ça manque.

Maintenant mon corps farci de quartz me fait mal, mes atomes sont lourds. C’est le soir et demain ça ira mieux. 

Two-Legs, je rentre chez moi. 

 

Two-Legs raconte la découverte d’un diamant.

C'était triste comme le début du monde ! Khashoggi et moi pataugions dans la boue jaune, la terre faisait des remous, l'eau couvrait et découvrait nos orteils, et nos batées attrapaient des engelures. À la base nous cherchions de l'or. Un os au fond de ma batée nous a interrompues. 

Il y avait un squelette entre deux eaux, qui avait descendu le cours d'eau et s'était endormi dans son bras. Nous, bien vivantes, les muscles et les tendons bien attachés, l’avons attrapé. 

Un squelette de grand singe, mais il portait une veste en cuir. 

Il avait les poches pleines de cuillères et bien sûr, le diamant. 

Le diamant du voleur de cuillères. 

 

Khashoggi se souvient des jardins suspendus.

KHASHOGGI. Two-Legs, j’ai la nostalgie des jardins suspendus de Jericho. J’ai envie d’y retourner. 

TWO-LEGS. La dernière fois que nous y sommes allées, c’est dans un jardin de pierres que nous avons dormi.

KHASHOGGI. Qu’est-ce que c’était beau ! Tu te souviens quand on faisait la sieste ? 

TWO-LEGS. Laisse-moi.

KHASHOGGI. Les fruits que l’on cueillait aux arbres suspendus ! Ils étaient énormes mais très légers, parce que la gravité devait être moins forte à l’époque, leur chair était mousseuse, rouge… Nous en mangions toute la journée, tu te souviens Two-Legs ? J’ai envie de parler de ça.

TWO-LEGS. Moi je me souviens qu’on est parties comme des miettes parce qu’ils ne voulaient pas nous payer.

KHASHOGGI. Une seule fois. Les autres fois… Tu te souviens ? La sieste dans les jardins abandonnés ! Et le palais abandonné, tu te souviens ? Les murs étaient repeints en blanc, on dormait là quand il pleuvait. Il y avait plein de gens. Le gouvernement de Jericho n’existait qu’en hiver.

TWO-LEGS. C’est fini tout ça, maintenant son gouvernement y vit toute l’année, les grandes pièces sont vides. C’est vrai que c’était l’été qui pansait toutes les plaies. 

KHASHOGGI. Parlons des jardins suspendus, de leurs fleurs, de leurs floraisons, de la prouesse que c’était, de les arroser sans que tout s’effondre. Ne parlons pas du reste. 

 

L’arrivée au temple.

KHASHOGGI. On longeait l'orage. Ma sagesse d'ancêtre me disait de ne pas aller vers les éclairs. Quand on s'est avancés dans la pluie, on s'est mis à patauger. La route était inondée. On a dû marcher à côté, si bien qu'on ne longeait plus la route, on longeait un cours d'eau dans la pluie. 

Une pluie d'orage, lourde, méticuleuse. 

C'est à cause de l'orage que le moine a été dévoré par les chiens. 

 

La naissance de Khashoggi.

KHASHOGGI. Je remonte en flèche mes kilomètres de tube, vite, comme une particule à neutrons, avec du gravier qui me crible les joues : je jaillis de la terre, je prends feu au sommet du derrick – tu sais, les flammes qui gerbent des tours métalliques ? Je les traverse comme un tigre les cerceaux d’un numéro de cirque et je me ramasse en plein désert. Autour ça hurle : “It’s a miracle ! It’s a miracle !”. J’étais au plus chaud de la guerre du Golfe : on ne s’était pas arrêté de forer, on avait mis les bouchées double. On m’a démazoutée, on m’a appris à marcher, on m’a mise au courant de tout ce qu’il s’était passé depuis l’invention de la matière, parce que je ne savais rien. Et puis on m’a donné un nom célèbre, pour m’apporter chance et réussite, pour que l’on sache de quelle essence je suis quand je le prononce : Khashoggi. 

Les adieux de Khashoggi et Two-Legs.

TWO-LEGS. On a utilisé la force pour créer le monde. Le monde ne se serait pas créé seul comme ça. On l’a laissé inachevé en plus. Il demeure infini. Je suis venue pour m’allonger là où il demeure en larmes dans ses levains. 

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KHASHOGGI. Le jour où je meurs la paume de mes mains redeviendra lisse.