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[Atelier] Des ambitions.

Publié par Mathilde Soulheban

Journal du projet

Peut-être parce qu’il me semble 

que ce que l’on nomme « l’espoir » 

est une tentative d’adaptation

dans le présent même

d’un temps appelé futur

quelque peu coupé du présent

 

En compagnie de ces dix lycéens 

j’ai tenté de faire des allers et retours 

entre ici et un lieu un peu éloigné

 

Entre ce temps et

un temps différent, 

entre ce lieu et

un lieu différent,

entre cette pensée

et une pensée différente

 

Dans la mesure où

nous ne cessons pas d’être humains, 

ces allers et retours

sont tout ce qui est en notre pouvoir.

 

— Blue Sheet, Norimizu Ameya.

 

La lecture de Blue Sheet de Norimizu Ameya m’a beaucoup marquée. La pièce, traduite en français par Corinne Atlan mais non-éditée, est le résultat d’un travail d’une année avec une classe de lycéens japonais scolarisés dans la préfecture qui a été le plus touchée par la catastrophe de Fukushima. Les “bâches bleues” du titre sont celles qui ont fleuri aux lendemains de l’accident nucléaire. Depuis, beaucoup vivent dans des préfabriqués et leur monde est chamboulé. 

Le texte est une succession de fragments, oniriques ou ancrés dans le quotidien, écrits par les lycéens et repris par l’écrivain, qui dégagent des sensations très fortes, sans faire dans la dénonciation ou le coup de poing. Le contexte invite à ça : ce n’est “que” la représentation de fin d’année de jeunes gens qui s’intéressent aux arts vivants. Certains ont perdu des membres de leurs familles, d’autres ont leurs parents qui travaillaient à la centrale, avaient même des responsabilités.  La création se faisait et se tenait dans le noeud inextricable de la communauté. Ameya n’instrumentalise pas les participants de l’atelier, il n’a aucune légitimité en tant qu’auteur invité.

 

HITCHÎ (avançant toujours vers REINA) - Ça avait l’air d’être un humain. Ça avait aussi l’air d’un animal.

Ça avait aussi l’air d’une créature vivante.

Ça avait aussi l’air antérieur à ça.

J’ai écarquillé les yeux, et j’ai bien regardé, pour voir ce que c’était.

Je voulais vraiment voir ce que c’était, et je réfléchissais aussi de toutes mes forces...

Mais j’ai pas compris de quoi il s’agissait.

Et pendant que je regardais ça, je sais pas pourquoi, mes jambes se sont mises à trembler.

 

Ce qui m’a frappé, et ce qui est resté, c’est ce que les lycéens donnaient à voir : “voilà ce que la catastrophe a fait sur nous, voilà les pensées et les rêves qu’elle a insufflé. Voilà comment elle nous a fait”. Cette affirmation frontale mais intime, sincère, semblait pouvoir être le terreau de discussions à la maison, entre les parents et les lycéens, entre les professeurs et leurs élèves ; elle semblait être un moyen de nommer l’innommable, ce qui disparaît dans le quotidien qui suit les catastrophes. 

 

Je n’avais jamais fait d’atelier d’écriture avec des enfants aussi jeunes (la classe de CM2 de l’école d’Aiglun), Blue Sheet est resté dans ma tête tout au long des séances, même si, clairement, le projet devait être adapté pour de petits CM2 qui n’ont pas connu de catastrophe (même si certains ont traversé leurs épreuves). Néanmoins, porter une création de son imagination, l’écrire et la jouer, en faire un objet transmissible et éventuellement joyeux, était l’objectif. 

 

Comment ne pas leur faire singer l’enfance dans les propositions que je leur soumettais, comment ne pas plaquer sur eux ce que j’espérais d’eux ?

 

Je suis arrivée, j’avais bien préparé mes séances. Nous avions passé une partie de la matinée à regarder l’opéra Oedipus Rex de Stravinsky avec Jessye Norman, ils ont découvert le mythe d’Oedipe, les conditions de représentation dans la Grèce Antique, les grands amphithéâtres, les cothurnes (évidemment les cothurnes). Évidemment, le premier petit groupe à passer en atelier d’écriture était survolté. Du bruit, des feuilles qui volent, rien d’écrit, la “consigne” répétée quinze fois sans succès. Échec total. On recommence l’après-midi, avec le même groupe. Ambiance complètement différente. Je réexplique : on va essayer d’écrire un mythe d’aujourd’hui, comme Oedipe, une histoire qui explique quelque chose. 

 

Une petite dit : Et si on racontait comment la terre explose et comment on la reconstruit ? 

 

Effervescence : oui, oui, je refabriquerai les animaux, moi le pétrole, moi la nature, moi les sentiments…

 

Et vous devez vous demander ce qu'elle a fait, pendant tout ce temps. Et bien, elle a appris à marcher (il manque encore un peu de travail), à courir (ça elle maîtrise), et s’est construit une maison. Cette maison, elle l’a construite sur une planète remplie d’eau (cette planète est connue par très peu de monde). Mais elle a appris à marcher et à courir car elle a consulté un oracle qui disait qu’il fallait qu’elle apprenne à marcher et à courir pour vivre sur la future terre. 

— C.

 

Comme N. a dit, la terre va exploser. Et tous les morts sur terre ça a fabriqué des bébés. Tout le monde s’est mis à pleurer. Un géant est arrivé, a pris deux bébés, il les a frappés l’un contre l’autre et ça a fait une grande personne. Comme c’était deux filles, ça a fait une grande fille. S’il prend des garçons, ça fait un grand garçon.

— M.

 

C’est devenu le coeur du spectacle. Les deux autres groupes ont pu greffer leurs propositions dessus. Le suivant s’est chargé de faire exploser la terre, et le troisième d’offrir différents dons à la nouvelle humanité. 

 

Cette première séance est à l’image du reste, maintenant que nous avons fini d’écrire, de mettre en scène, que nous venons de faire la représentation devant les parents. Des exposions d’enthousiasme, des idées comme des éclairs et puis une montagne presque infranchissable au moment de les retravailler, de les mettre en forme. Peut-être que c’est l’âge, peut-être que c’est la façon dont je répondais à leurs propositions. 

Les trois groupes ont écrit des choses très différentes, qu’il a fallu lier ensuite ensemble, alors il me semble, qu’au moins, leurs premiers gestes n’ont pas été trahis. 

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