La CNEPUK (Ceci N'Est Pas Une Kompagnie) produit des créations originales à la fois théâtrales, performatives et cinématographiques.
En 2018, la compagnie imagine une performance artistique « in situ » appelée Théâtre Caché: des acteurs s'infiltrent dans un évènement pour créer des situations poétiques et décalées. Il s'agit d'une source de réflexion sur la frontière entre réalité et fiction, entre ce qui est vrai et ce qui est joué, nous permettant d’expérimenter de nouvelles pistes de recherche sur la nature du théâtre.
Dans un même désir de recherche et de remise en question de notre profession, la CNEPUK souhaite établir une charte de création à visée écologique pour ses futurs spectacles.
POULPE C'EST QUOI ?
En mars 2019, le Monde publie un article 1 sur une baleine retrouvée morte au large des Philippines avec 40 kilos de plastique dans le ventre. Cette information est apparue sur nos télé - phones, alors que nous étions chez nous, dans notre foyer, protégé de tout. Cette nouvelle est tombée dans notre appartement, aussi violemment qu’un poulpe s’écrasant sur notre table basse. Si l’impact médiatique de cet événement est aussi percutant, comment, à notre échelle, pouvons-nous nous saisir d’une problématique telle que celle-ci en créant un spectacle avec des moyens de création et de représentation écoresponsables.
Dans cette recherche, le sujet principal ne parlerait pas de la forme technique en elle-même mais elle serait prétexte à l’imaginaire, prétexte à créer des histoires en écho de notre monde. Ce questionnement est au centre des thématiques que la Cie CNEPUK veut explorer à travers les différentes scènes, les différents tentacules du spectacle Poulpe.
Nous avons rêvé et étudié Poulpe. Ce céphalopode représente l’étranger, non pas tant par sa forme, ni par son aspect que par la couleur de son sang bleu dû à l’hémocyanine qui remplace l’hémoglobine des vertébrés. Le poulpe figure parmi les êtres aquatiques les plus remarquables par son intelligence. Il est capable de déduire, de résoudre, de mémoriser et d’apprendre à force d’observation. Par mimétisme, cet animal est porteur de mémoire. À force de répétitions, de travail au plateau, nous voulons que Poulpe devienne notre porteur d’histoire.
Poulpe est un phénomène inattendu. Poulpe tombe avec fracas et dans sa chute bouleverse tout autour de lui. Poulpe c’est ce qui nous pend au nez, c’est le déclencheur d’une avalanche, c’est peut-être même le coup fatal.
Poulpe tombe comme une massue. C’est l’élément perturbateur par excellence qu’on aimerait éviter car il bouscule notre quotidien. Un céphalopode mourant qu’on s’efforcerait de sauver avec héroïsme ou d’ignorer, de dissimuler avec lâcheté.
Poulpe est peut-être en nous, il se peut même que ce soit nous. Poulpe c’est notre partie sombre, l’encre noire insoupçonnée, enfouie en nous, qui ressort comme arme de défense ou d’attaque, prête à tacher nos idées reçues. Restera-t-il trace du passage de Poulpe ?
À l’inverse, Poulpe peut être divin, un signe miraculeux. Tombé d’on ne sait où, pour se retrouver là, chez nous dans notre appartement. Posé sur notre tête, Poulpe peut faire de nous l’icône d’une civilisation. Poulpe c’est un monstre légendaire qui, comme la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer 2, attire les marins avides de trésors derrière les rochers pour les dévorer.
Poulpe c’est aussi la magie d’un instant, la beauté d’une rupture avec nos habitudes. Poulpe c’est notre fragilité, c’est un pas de côté, c’est la volonté de s’extraire du conformisme, c’est notre individualité qui étouffe de ne pas pouvoir s’exprimer.
Poulpe c’est enfin le couperet, le point final à une situation, une fatalité qu’on ne peut éviter. Poulpe c’est le tabou, l’évènement que l’on préfère ne pas évoquer et qui finit par tomber.
Un homme, une femme et un appartement. Et pas n’importe quel appartement. Cet appartement ils l’ont étudié. Chaque recoin représente un accomplissement de vie. Chaque mur vide a été comblé par le trophée d’un cadre photo avec l’homme et la femme en protagonistes principaux. Ils ont réussi. Ils sont parfaits. Dans quelques instants ils seront au summum, une fois la table Ikea montée. Rien ne pourrait contre - carrer leur plan, sauf peut-être un poulpe.
Que faire quand Poulpe tombe soudainement dans notre salon, comme ça, sans prévenir ? Est-il mort ? Existe-t-il vraiment ? Que vont dire les voisins ? A-t-il déjà taché le canapé d’angle convertible en similicuir ? Comment cet octopode a-t-il pu oser venir contrecarrer notre bien-être ? Comment peut-il venir perturber l’harmonie d’un foyer pourtant si lisse, si soigné, si accompli, à la pointe de la technologie et si irrépréhensible ?
Poulpe est composé de huit tentacules. Huit bras qui émanent d’un même cerveau. Nous avons imaginé Poulpe s’introduire dans plusieurs situations, plusieurs histoires - pourquoi pas huit ? Quel serait l’impact de Poulpe lors d’un mariage sur fond de crise sociale, le Chili en 2019 par exemple ? Dans un meublé, dans une petite ville paisible de province ? Dans une tribu au Kalahari ? Dans une station spatiale post-effondrement en 2065 ? Ce sont autant de situations, d’événements pour redéfinir des modalités de relations, parfois aberrantes, contradictoires, entre deux individus face à l’imprévu. Tout comme Poulpe s’adapte pour survivre avec la mémoire et l’observation, nous envisageons de porter un regard renouvelé, à travers différentes scènes, sur notre monde et par conséquent sur notre avenir.
Poulpe veut, par ses tentacules, intégrer le spectateur, le rendant à la fois témoin, complice et partie prenante d’une situation en l’incluant dans le dispositif scénique. Par ailleurs jouer ce spectacle dans un appartement n’est pas anodin. L’appartement représente l’intimité d’une personne ou d’une famille. Lieux après lieux, ces logements chargées d’histoires viennent interroger l’espace théâtral ainsi que la place du spectateur. Ainsi nous souhaitons profiter de cette proximité pour remettre en question le rapport scène-salle. Nous ne voulons pas créer une boite noire, au contraire, nous voulons assumer un public à vue. Nous souhaitons expérimenter différents rapports comme le quadrifrontal ou l’installation du public autour d’une table. Lors de cette création, nous tenterons une approche du théâtre qui ne repose ni sur la centralité du texte, ni sur la construction du personnage, mais sur des systèmes de narration amovibles, parfois distanciés, accrochés à une poésie de l’ordinaire.
COMMENT ADAPTER DE NOUVEAUX MOYENS TECHNIQUES ?
En mars 2019, la CNEPUK s’est posé la question des conditions de réalisation d’un spectacle en utilisant d’autres outils techniques que ceux utilisés habituellement, notamment en ce qui concerne l’usage de l’électricité.
Face à cette problématique, nous n’avons pas encore toutes les réponses mais que ce qui nous intéresse avant tout c’est le travail de recherche que le projet implique.
Concernant l’éclairage nous savons qu’il existe des systèmes conventionnels, industriels. Mais nous savons qu’il existe aussi des procédés plus naturels, écologiques, biologiques, bactériologiques, algologiques… Bien que ceux-ci ne soient pas ne sont pas toujours adaptés au spectacle vivant. Il est aussi possible d’envisager d’autres démarches en utilisant par exemple de la fibre optique pour détourner de l’éclairage public ou en se servant de systèmes à dynamo pour que les spectateurs ou les comédiens rechargent des petits projecteurs.
Après quelques semaines de réflexion, nous avons évoqué la « dogme 95 » au cinéma, « L’enjeu de Dogme 95 était de rédiger un manifeste pour initier un mouvement cinématographique à l’esthétique plus brut que celui des superproductions truffées d’effets spéciaux [...] ». Nous avons adhéré à cette possibilité d’envisager des contraintes pour renouveler notre façon de travailler.
Nous envisageons le processus de création de Poulpe comme un laboratoire dans lequel les expériences seraient à la fois techniques et artistiques. Le spectacle serait non seulement un moyen de nous confronter à ces contraintes, mais aussi une possibilité de nous ouvrir à de nouveaux lieux de représentation qu’ils soient vastes ou confinés. Nous souhaitons que cette création, soit amovible, adaptable et vivante.
Bien-sûr, nous avons des envies et des besoins propres aux créations traditionnels comme de la musique pour nous accompagner sur scène, certains effets de lumière, des photos pour la diffusion, de costumes sur mesure… C’est pourquoi nous questionnons des spécialistes sur leurs domaines pour qu’ils nous orientent vers des voies plus écologiques, qu’ils nous transmettent leur savoir. Nous trouvons alors plusieurs interlocuteurs : un photographe, une illustratrice, des musiciens, un ingénieur travaillant sur la création d’énergie renouvelable à l’échelle artisanale.
Au-delà du fait de trouver des solutions éco-responsables, l’aspect particulièrement stimulant du projet repose sur le processus, la démarche, l’envie de chercher en dehors des sentiers battus pour réinventer nos propres outils, le collectif, être témoins des paradoxes humains et artistiques qui nous animent, les éprouver, tenter de les résoudre pour enfin les partager.
Par le(s) artiste(s)