FRONTIERE/S est un projet théâtral qui souhaite interroger et poétiser le passage du réel à la fiction et vice versa - le retour au réel. Ce qui nous intéresse est bel et bien ce court instant de bascule qui nous transforme de ce que nous sommes à ce que nous imaginons. Par des jeux, des improvisations et un travail d'écriture avec les élèves, nous allons explorer les frontières que nous traversons tous les jours parfois sans même s'en rendre compte. Lorsqu'un enfant joue avec des figurines par exemple, à quel moment franchit-il la frontière de la fiction et quels sont les évènements qui le ramènent à la réalité ? Combien de fois migre-t-il de l'un à l'autre ? Avec la matière récoltée tout au long de notre laboratoire avec les élèves, nous voulons créer un spectacle jeune public qui mêle la parole et le corps, le théâtre et le mouvement. Un voyage initiatique qui nous voit traverser les mondes - réels ou fantasmés - et où "frontière" ne riment plus avec "barrière".
En tant que comédiens, l'enfant est une source d'inspiration inépuisable en ce qui concerne l'imagination et la sincérité. Lorsqu'un enfant joue avec des playmobils, il ne triche pas, il plonge immédiatement dans le monde qu'il s'imagine et il ne porte aucun regard de jugement sur ce qu'il est en train de faire. Il est pleinement et purement dans le jeu.
Entre son monde réel et son monde imaginé, ce qui nous intéresse est l'instant qui le fait plonger. En seulement quelques secondes, le paysage, la façon de s'exprimer, les codes et les lois changent. Nous avons beaucoup à apprendre d'eux car les frontières qui les régissent au quotidien sont si fines qu'ils les traversent facilement et plusieurs fois par jours. Le passage à l'âge adulte est une frontière épaisse et l'enfant qui sommeil en nous est alors bien souvent délaissé suite à cette traversée.
Pour nous, acteurs, l'enfant et le plaisir de jouer doivent être convoqués le plus souvent possible. Lorsqu'un enfant entre sur scène, il dégage un aura fantastique car il n'est pas encore régit par les lois sociales des adultes. Il est au présent et il n'y a qu'à plonger dans son regard pour entrer dans son monde. Alors nous voulons continuer à nous inspirer d'eux et de leur spontanéité, de leur curiosité et de leur imagination inépuisable. En échange, nous les invitons à devenir narrateurs et artisans d'une histoire que petit à petit nous construirons ensemble par le biais de laboratoires expérimentaux sur le thème de la frontière.
Nous voulons amener les enfants à écrire et raconter leurs rêves, nous voulons les observer pendant les temps de récréation, nous voulons construire des improvisations avec eux sur le passage d'un monde à l'autre et nous souhaitons nous inspirer de grands contes tels que Rose est une rose de Gertrude Stein et le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry, de dessins animés tels que James et la pêche géante réalisé par Henry Selick et de Là-haut réalisé par Pete Docter ou encore de bandes dessinées tels que Max et les maximonstres de Maurice Sendak et Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay, pour construire petit à petit un spectacle tiré de nos récoltes, qui sera comme une grande marche où les héros sautent par-dessus les barrières pour traverser des frontières autant physiques que fantasmées. De plus, toutes ces questions et cette recherche sur les frontières peuvent nous permettre d'aborder subtilement et poétiquement avec eux, la problématique des crises migratoires dans notre monde moderne, sans prétendre être des spécialistes ni de donner des réponses péremptoires.
Clément Bertonneau a déjà travaillé sur le thème du rêve au Centre Dramatique National de Tours en créant une carte blanche intitulée "J'ai mangé mes lunettes". Chaque comédien devait tenir un journal de bord de ses rêves et les restituer sur scène afin d'en extraire la poésie. Il a ensuite fait un montage de tous ces rêves pour n'en faire plus qu'un seul afin qu'il devienne un objet théâtral. C'est exactement de cette façon que nous voulons travailler avec les élèves. Nous voulons les amener à écrire et à venir raconter sur scène un rêve qu'ils auront fait et nous utiliserons chez chacun des enfants un bout de leur histoire pour n'en fabriquer qu'une grande, dont ils seront tous les auteurs.
Pourquoi le rêve ? Parce que le moment du sommeil est l'une des seules frontières que nous traversons et que tous les Hommes ont en commun. Tout le monde s'endort et tout le monde rêve. Nous trouvons fascinant la puissance et la brièveté du passage de l'éveil à celui du sommeil et c'est grâce au théâtre que nous pouvons franchir cette frontière sans pour autant s'endormir. Paradoxalement, nous rêvons aussi les yeux ouverts. Nous divaguons dans nos pensées comme cet enfant qui, en classe, regarde par la fenêtre et s'imagine voler au-dessus des arbres, mais qui est brutalement ramené sur terre par le bruit de la sonnerie de l'école. Mais la chance est avec lui et il peut de nouveau traverser une frontière et partir en voyage, vers la cour de récréation.
La cour de récréation est un théâtre à ciel ouvert que nous souhaitons observer. Voici ce que Claire Simon, réalisatrice du documentaire intitulé "Récréations" en dit : "Il existe une sorte de pays, très petit, si petit qu'il ressemble un peu à une scène de théâtre. Il est habité deux ou trois fois par jour par son peuple. Les habitants sont petits de taille. S' ils vivent selon des lois, en tout cas, ils n'arrêtent pas de les remettre en cause, et de se battre violemment à ce propos. Ce pays s'appelle "La Cour" et son peuple "Les Enfants". Lorsque "Les Enfants" vont dans "La Cour" ils découvrent, éprouvent la " force des sentiments ou la servitude humaine", on appelle cela, la récréation."
Ce qui nous intéresse et que nous voulons analyser tels des enquêteurs sont les différents territoires et les lois qui les régissent. Il y a plusieurs tribus : les garçons qui jouent au foot, les filles qui jouent à l'élastique, les groupes mixte qui jouent à chat. Il y a les discrets assis sur les bancs, les bagarreurs qui s'écorchent les mains et les genoux, les collectionneurs de cartes et ceux qui jouent aux billes. Mais lorsque deux tribus se rencontrent, lorsque ceux qui jouent à chat traversent le terrain de foot, lorsque les frontières disparaissent, les lois sont bousculées et c'est tout un équilibre qui vacille.
Comment en faire un objet théâtral ? Comment montrer ces glissements de terrain ? Comment nous en servir pour créer une fable qui devienne ensuite le miroir de notre monde moderne ? Car il nous semble évident que traverser une frontière ou même la faire disparaitre peut devenir dangereux et c'est à ce moment-là que le théâtre surgit.
Nous allons partager nos observations avec les élèves et nous allons fabriquer avec eux des jeux qui scénariseront leurs rapports aux territoires et aux frontières par le biais d'improvisations.
L'improvisation est pour nous un moyen simple et ludique d'amener les enfants à jouer, et de les sensibiliser à la scène de théâtre. C'est aussi un cadre idéal dans lequel peut s'exprimer sans gêne la spontanéité et l'imagination. En faisant jouer les enfants ensemble, nous leur transmettons également les valeurs que le théâtre véhicule : l'écoute de l'autre, le partage et la générosité. Nous allons notamment proposer aux enfants l'exercice du "carré magique". Il consiste à diviser un espace en plusieurs territoires séparés par des frontières physiques chacun régi par une règle. Par exemple, dans tel territoire, le sol est de braise, dans tel autre, tout le monde est joyeux, etc... Là encore, ce qui nous intéresse est le passage de l'un vers l'autre, c'est une manière ludique d'aborder avec eux la notion de frontière et de territoire.
Enfin, nous voulons proposer aux enfants de s'inspirer de récits déjà existants (cités plus haut) car ils sont sources d'inspirations. Lorsque nous travaillons ensemble avec Clément Bertonneau, nous aimons nous entourer de textes, de films, de tableaux et de musiques en liens avec notre objet de recherche. C'est avec tous ces éléments que nous construisons un vocabulaire commun, que nous partageons les mêmes images et aussi peut-être les mêmes émotions. Toutes les oeuvres que nous avons choisis ont un point commun : le voyage initiatique et la découverte de territoires inconnus. Rose est une rose de Gertrude Stein est le voyage initiatique d'une petite fille, Rose, qui part courir le monde avec sa chaise bleue à la recherche de Willie. Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry traite du thème du voyage et de la rencontre, des différents mondes traversés et du passage à l'âge adulte. James et la pêche géante réalisé par Henry Selick parle de l'histoire d'un jeune garçon qui se retrouve propulsé à l'intérieur d'une pêche géante qui devient son véhicule et avec lequel il explore le monde et traverse les frontières. Là-haut, réalisé par Pete Docter est une ode au voyage et à l'aventure qui fait dialoguer les générations. Enfin, Max et les maximonstres de Maurice Sendak et Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay nous évoquent cette frontière que l'on traverse au moment du sommeil et qui nous plonge au pays des rêves.
En partant de la trame de chaque oeuvre, nous proposerons aux élèves différents exercices et différents jeux tels que, raconter sur scène avec leurs propres mots et leurs propres gestes une version de chaque histoire (ou de bout d'histoire). Nous construirons également des improvisations à travers les grands thèmes abordés dans ces oeuvres.
Nous souhaitons aussi faire jouer des scènes telles quelles afin de confronter les élèves à une langue qui n'est pas la leur. S'approprier un langage.
Pendant toute la durée du travail, nous nous poseront avec les élèves des questions qui nourriront la création de notre futur spectacle : "FRONTIERE/S".
Qu'est-ce qu'une frontière ? Quelles sont les frontières que nous traversons au quotidien ? Combien d'entre-elles sont mentales ? Combien d'entre-elles sont physiques ? Quels peuvent-être les dangers liés à ces traversées ? Quel plaisir tire-t-on à passer d'un monde à l'autre ? Sommes-nous obligés de dormir pour rêver ?
Pour résumer, ce qui nous obsède c'est bel et bien la frontière. Le passage d'un territoire à un autre et nous souhaitons explorer ce thème aux côtés des enfants afin qu'ils nous enrichissent de leurs mondes et que nous, en échange, nous leur faisions rencontrer le théâtre, car monter sur scène, c'est là-encore traverser une frontière.
Par le(s) artiste(s)