“Bouteilles sonores, celles qui restent” part dans le Finistère en Bretagne, à la rencontre d’anciennes femmes de marins. Autour des souvenirs de leur vie d’avant et de leur rapport à l’océan se dessinent des portraits sonores de femmes puissantes.
Leurs voix se mêlent à celles d’archives sonores oubliées, celles d'anciennes radios maritimes.
"Mes sœurs, n'aimez pas les marins / À peine ils sont venus qu'ils partent / Mes sœurs, n'aimez pas les marins / Ils font vivre dans le chagrin…"
J. Cocteau, 1935
“Bouteilles sonores, celles qui restent” est un projet de création sonore implantées sur la côte armoricaine qui interroge l’histoire des anciennes femmes de marin. Je suis documentariste sonore. C’est par l’écoute et le son que je souhaite parcourir ce territoire.
Cet intérêt est né d’interrogations personnelles. Une partie de ma famille est installée dans le Finistère. C’est un territoire que je côtoie depuis mon enfance sans en être originaire. Ma grand-mère était résidente de l'EHPAD dans sa ville d'adoption, Camaret-sur-Mer. En lui rendant visite, je découvre qu’une majorité des résident.e.s sont d’anciennes femmes de marins. Je me demande alors quelle est leur histoire.
Je pars à la recherche des voix de ces femmes. Une autre documentariste, Lorine Carton-Amor, m’accompagne sur ce projet. Un autre regard, plus distancié, est essentiel pour m’aider à tirer les fils rouges de ces portraits documentaires.
L’océan, elles n’en ont pas que des bons souvenirs.
Leurs maris sont morts jeunes. Elles, elles sont restées.
“C’est pas gai la vie de marin. J’ai perdu mon père en mer. J’ai perdu des cousins en mer. Je n’avais qu’un fils et je l’ai perdu en mer. Une vie de deuil. Je ne pouvais pas voir la mer dans ces temps là. Pendant des années. J’avais la colère après elle.”
Joséphine, Treboul, l’Ouest en mémoire, souvenirs des femmes marins, INA, 1993
Elles s’appellent Suzanne, Lisette ou Annick. Leur trajectoire se ressemble. Elles ont travaillé toute leur vie à terre. Loin du mythe de la femme de marin qui attend son homme sur la jetée du port, elles ont élevés des enfants, ont été bistrotière, ouvrière en usine de poisson ou encore vendeuse de la pêche du jour. Les départs, les absences, le deuil ont bordé leur existence : la vie à terre reposait sur elles.
Nous les interrogeons sur leur rapport à la mer. Sur leurs souvenirs de cette vie en pointillé, faite d’entre-deux. Comme le développe l’historienne E. Charpentier, “l’absence masculine révèle une situation de l’entre-deux, celle de femmes dont la vie est marquée par une profonde dichotomie, ponctuée de moments “normaux” lorsque leur compagnon est présent et de longues périodes de solitude conjugale durant lesquelles il leur faut tout assumer”.
Nous revenons avec elles sur la mémoire : lorsqu’on arrive au fait de sa vie et que l’on regarde derrière, que lègue-t-on de nous? En filigrane de nos venues se dessinent des portraits de femmes puissantes dont la vie a été marquée par le rapport à l’absence et dont la parole a longtemps été invisible. Le rapport entre vie intime et vie politique survient : elles n’ont pas des destins extraordinaires. Elles n’ont pas pris la mer. Et pourtant. Ce sont des paroles de femmes fortes dont l’à-côté, la vie jugée “ordinaire” n’a jamais été mis en avant. Cet “ordinaire” est politique : des vies bordées par le deuil mais surtout par le labeur, des vies passées à travailler dehors et à la maison.
“On a passé une vie sans dormir. Quand ils étaient pas là et quand il y avait du mauvais temps on dormait pas. Maintenant même quand il y a la tempête je dors pas. C’est ancré, c’est en nous. Même maintenant ils sont tous morts et bien quand même. On sait qu’il y a toujours quelqu’un sur l’eau.” Ibid
Pour faire émerger ces récits, nous souhaitons réutiliser des objets sonores oubliés : les sons des anciennes radios maritimes.
Disparues au début des années 2000, elles avaient pour but de maintenir le lien entre ceux en mer et celles restées à terre, et de donner à écouter les actualités de la vie maritime.
Nous partons à la recherche de ces sons oubliés, comme les archives de Radio Animation Pêche : créée en 1992 après 17 ans de collecte d'archives autour de la vie maritime, elle rencontre un vif succès après des marins mais connaît un destin tragique, soumise à une liquidation judiciaire quelques mois après sa création...
Nous nous intéressons également à l'histoire du Conquet Radio : créée en 1952, elle avait pour mission d’établir un contact avec les bateaux du golfe de Gascogne à la mer d’Irlande. Cette liaison permettait de créer un lien entre les marins, leurs familles et toute la filière pêche. Elle a cessé d’émettre en 2000 pour raisons budgétaires au grand dam des opérateurs, des marins et de leur famille.
Nous souhaitons faire écouter ces archives sonores aux anciennes. Ces sons ne sont pas seulement des outils pour faire émerger la parole de ces femmes. Nous souhaitons exhumer la matière sonore brute de ces archives: comme la mer, elle crache des bruits qui viennent étouffer les paroles. En résulte des objets sonores presque expérimentaux, en écho à la voix des femmes. La radio devient alors personnage de cette mémoire. Les différents registres de sons, archives de la radio et paroles des anciennes se mêlent pour dessiner une autre cartographie sonore du territoire.
Par l’écoute et le son, les anciennes s’échappent. Elles laissent leurs corps empêchés et travaillent leur imaginaire.
Ensemble, nous construisons des mondes sonores. Elles nous transmettent leurs récits, un héritage oral invisibilisé. Comme les radios maritimes avant moi, nous tentons de retracer un lien entre l’intérieur et l’extérieur, entre la terre et la mer.
À la suite de cette résidence, l’espace de la ville portuaire où nous nous installerons deviendra lieu d’exposition et d’expérimentation. Les portraits des femmes sont comme des bouteilles à la mer qui tracent un chemin dans la ville. Nous pensons à une installation in situ qui prendra la forme de bouteilles sonores à écouter, situées à différents points-clefs. Un récit fragmenté se formerait sur le territoire, en écho à une mémoire parcellaire.
Ce parcours, constitué des voix des anciennes, guideraient le.la passant.e auditeur.ice jusqu’au port, à l’océan. Comme avec les télécommunications maritimes de l’époque, les créations sonores font le lien entre les différents lieux.
En parallèle de ce projet de création, nous avons mené des ateliers avec une classe de CM1-CM2 à Concarneau entre février et juin 2021.
Nous avons réalisé au cours de l'année des créations sonores autour du rapport au territoire maritime des enfants. La restitution du projet s'est faite par une émission de radio réalisée par les enfants ainsi qu'une balade sonore publique.
Par le(s) artiste(s)