Je souhaite écrire « Le Roi Gros », une pièce de théâtre qui convoque sur scène un ogre des temps modernes au corps monstrueusement imposant. Au-delà de l'anecdote personnelle et psychologique, l'enjeu de ce travail d'écriture sera la réverbération d'une absurdité contemporaine : celle du trop-plein, de l'accumulation des matières qui favorise les désordres et les déséquilibres. C'est autour de ce constat que je souhaite établir un dialogue avec les élèves et les initier à l'écriture dramatique. Ils seront amenés à écrire et jouer des saynètes qui rendront compte des interrogations et des paradoxes que nous aurons exhumés ensemble.
Un frôlement, une sensation. Ou parmi le désordre de la pensée, une image qui revient comme le ressac, martelée, répétée. Métonymie-parasite qui préfigure le projet plus vaste qu'elle annonce. C'est ainsi que les désirs d'écriture ont toujours pris racine dans mon esprit ; impétueux, on pourrait croire qu'ils sont la manifestation d'un hasard capricieux. Bien au contraire, ces émergences que la conscience à force d'assaut finit par s'approprier viennent révéler un processus initié il y a longtemps et qui maturait dans l'ombre en attendant une éclosion propice. Car c'est un fait, j'observe les corps depuis toujours. Ces matières qui nous constituent, qu'elles plissent comme des draps amoncelés ou qu'elles soient tendues sur l'os comme des flèches prêtes à jaillir, attisent en moi une fascination sans limite. Pourquoi pour être dans le monde celui-là aura besoin de prendre -de manger- plus d'espace que celui-ci qui va comme un couteau, comme une ligne aiguisée et nerveuse ? C'est d'abord un ventre qui m'apparût en premier. Rond, blanc et plein. Cet astre de chair, immense et lisse, avait quelque chose de poétique qui ne me tourmentait pas. Puis, la cadence régulière avec laquelle il s'invitait dans mon esprit me laissa intranquille ; enfin, je pus le voir plus précisément. J'observais alors en pagaille sur la plaine laiteuse des zébrures, des empreintes violacées, le cuir fendillé par endroits, les coutures roses de la chair gondolées par le passage répété des fluides entravés dans leur course, l'architecture rendue visible des veines sous une peau étirée jusqu'à la transparence. Et au sommet de cette excroissance marbrée, une figure cramoisie et petite qui arborait un sourire figé -des agrafes aux commissures des lèvres, peut-être-.
C'est autour de cette vision surprenante que j'ai choisi d'articuler l'écriture à venir du Roi Gros ; au cœur de l'intrigue, un dévoreur, un ogre des temps modernes au corps si imposant qu'il n'est plus en mesure de sortir de chez lui. Autour de cet appétit orgiaque se dévidera le fil d'une enquête intérieure qui ratisse l'âme de ce roi-monticule, allégorie grotesque de nos mondes confortables où l'abondance est la norme. Tous essaieront de comprendre ce drame de la chair multipliée jusqu'à la pétrification forcée ; le psychiatre, qui cherche dans l'enfance les traces d'une blessure qui, comme une bouche insatiable, ne se referme pas ; la mère, inquiète et coupable ; l'amoureuse qui a déserté ce corps à l'abandon et qui n'est plus en mesure d'aimer. Et tous seront déboutés par l'acuité intellectuelle saisissante de ce colosse de graisse qui prendra un plaisir fou à les perdre dans son esprit labyrinthique. Car, il le sait, il l'a compris il y a longtemps déjà au détour d'un repas gargantuesque, son corps n'est pas son corps ; son corps n'est plus son corps mais le théâtre en expansion d'un monde malade de trop avoir. Au-delà de l'anecdote personnelle et psychologique, l'enjeu de ce travail d'écriture sera la réverbération d'une absurdité contemporaine: celle du trop-plein, de l'accumulation des matières qui favorise les désordres et les déséquilibres. Le constat de ces problématiques actuelles me servira de levier pour développer trois grands axes de transmission en direction des élèves. Tout d'abord, il sera question de convoquer sa pensée pour la mettre au service d'un sujet de société et d'assumer une parole portée au sein d'un collectif. Ces débats que nous mènerons en classe tous ensemble, ou par îlots de réflexion sur des thèmes donnés, feront figure de genèse de l'acte créateur. Ce sera la mise en mot d'un trouble, d'une interpellation qu'il conviendra de développer et de transformer par le prisme de l'abstraction théâtrale. Je serai particulièrement attentive à ce qui sera produit à cette étape de la résidence puisque des parenthèses oniriques, qui prendront la forme de réminiscences soudaines et en lien avec l'enfance, se manifesteront au fil de l'écriture du Roi Gros. Viendra ensuite un temps plus théorique où je serai amenée à exposer les singularités techniques du théâtre (didascalie, dialogue, monologue...) ; nous les éprouverons ensuite en produisant des petites saynètes en lien avec les thèmes soulevés par le Roi Gros. Nous travaillerons autour de la matière, du corps et des standards physiques auxquels il est soumis, de la perception que nous en avons mais aussi autour de l'accumulation d'objets dans nos quotidiens, du gâchis alimentaire, de nos systèmes de production, du trop-plein et du trop-peu qui scindent le monde en deux. Dans un dernier et troisième temps, nous mettrons en espace ces petits instants de théâtre que nous aurons tricoté ensemble et nous les présenterons publiquement. La scénographie sera volontairement épurée afin de laisser un plein rayonnement à la paroles des élèves. Des enregistrements sonores, glanés tout au long du parcours de la résidence, viendront habiller l'espace scénique. Tout au long de ce cheminement initiatique et structurant, ils auront été les instigateurs et les créateurs de leurs productions artistiques, matériaux vibrants et mouvants capables d' interpeller le monde qui nous entoure et de souligner les aberrations qui le peuplent. J'espère de tout cœur qu'ils trouveront dans ce processus une force et une joie -celle de créer- qui ne les quittera pas et qu'ils développeront le goût d'être libre en pensées et en actes.
Haute-Saône
Par le(s) artiste(s)