Le projet consiste à étudier la plaine agricole dans ses aspects esthétiques, par la réalisation de photographies et la fabrication d'objets-échantillons. Je dresserai une cartographie subjective de plusieurs territoires marqués par l'agriculture intensive, en associant des points de vue qui témoignent des manières de percevoir ce paysage. En restituant ces points de vue, l'objectif est de reconsidérer ces « non-lieux » en les documentant de façon sensible, en cherchant à les sublimer. Le spectateur doit pouvoir ressentir à quel point il est en fait étranger à ces endroits que l'on considère communément banals. Il doit ré-envisager sa relation à ce paysage si commun en France et dans le monde, qui occupe une portion importante des surfaces terrestres, et qui impacte de façon majeur le vivant et la société.
J'ai débuté la photographie de paysage en voyageant, l'envie de photographier venant plus facilement dans l'inconnu. C'est pour échapper à cette nécessité de la découverte que j'ai décidé depuis peu de travailler sur des espaces que je traverse régulièrement, au quotidien, et de ne plus attendre la stimulation du voyage. J'ai choisi – comme d'autre avant moi – d'observer et de montrer des endroits que l'on ne trouve communément pas séduisants, que l'on oublie de regarder. J'ai choisi de ne plus seulement prendre des photos pour fixer une vue, mais pour changer ma manière de regarder. Je me suis rapidement rendu compte que la proximité entretenue avec la plaine agricole changeait ma perception de celle-ci. Que l'observation de cette agriculture intensive que j'aimerais voir disparaître – qui disparaîtra de toute façon par la force des choses parce que sa logique est autodestructrice – pouvait produire en moi de nouvelles impressions esthétiques. Qu'il y a quelque chose d'étrangement harmonieux dans l'arrangement productiviste du vivant.
Je me suis rendu compte que la plaine m'était inconnue finalement. J'ai eu envie de l'immortaliser comme on dit, de représenter ce paysage par ce que je suis convaincu qu'il n'en a plus pour très longtemps. J'ai décidé d'en faire l'objet d'une recherche esthétique, d'un travail de plasticien. Il ne s'agit pas seulement de l'archiver mais d'utiliser ses aspects esthétiques comme support d'une réflexion collective : comment, par une approche sensible et par la contemplation de la plaine agricole, peut on réactiver la question de sa place dans nos environnements ? J'ai pensé d'ailleurs à ceux qui fabriquent ce paysage. Je me suis demandé quelle sensibilité ils ou elles peuvent avoir vis à vis de celui-ci. Je me suis dit que les objets que je réalise pouvait servir à les rencontrer, et à leur poser la question.
Il se trouve que représenter la plaine à hauteur d'homme, avec le point de vue subjectif d'un humain, donne la plupart du temps une impression de trivialité. Quelquefois, une atmosphère particulière, une lumière rare, confère à ces étendues une remarquable beauté ; mais on oublie finalement ces paysages à force de trop les voir, ou a force de ne pas vraiment les regarder. Nous les traversons régulièrement sans s'y arrêter, en les évitant du regard, en s'ennuyant. La plaine s'assimile aux non-lieux.
Pourtant l'observation et la représentation des terres cultivées ont largement contribué à l'invention de l'idée de paysage et on en a mainte fois décrit la beauté. Pourtant il n'y a rien de banal à recouvrir des hectares entiers d'une même plante. Une seule et même espèce, sur des kilomètres. Des plans de maïs, par exemple, rangés et traités d'une manière que l'on croit - que l'on a cru – optimale.
La géométrie tracée par les machines agricoles impressionne. Les lignes dont la plaine est marquée s'étendent souvent à perte de vue, imprimant la seule perspective tracée vers un horizon rectiligne. Une bande de terre finalement maigre sous le ciel immense, et de laquelle presque rien n’émerge.
Ce sont souvent les pylônes des lignes à haute tension qui percent le plan des terres labourées et mono-cultivées. Leurs pieds touffus, envahis par les friches luxuriantes, contrastent avec leurs squelettes. Quelques fois une ferme, un village, ou les arbres et haies qui longent une sente, rompent avec la monotonie des lieux, apparaissent comme des oasis, ou des vestiges d'une zone que l'on imagine volontiers emplie des seules plantations.
Le défi consiste alors à montrer ces champs d'une manière qui intrigue. Il s'agit de trouver une façon - ou un ensemble de façons - de représenter la plaine de manière à la rendre exotique. On doit la voir et s'y sentir soudainement étranger, afin de la regarder comme si on la découvrait. Pour cela il faut composer avec son minimalisme, trouver des points de vue originaux qui jouent de sa forme et de sa logique industrielle, productiviste.
Aux images « terrestres » peuvent donc s'ajouter d'autres modes d'imagerie. En plus d'une photographie « traditionnelle », je voudrais montrer la plaine dans des orientations et dimensions étrangères à l’œil humain.
Les prises de vues aériennes permettent de présenter le minimalisme du dessin agricole : les quelques éléments qui viennent perturber la forme régulière, en interrompant les lignes des labours, accentuent par contraste l'impression d'uniformité. Ils révèlent les réserves d'un tableau homogène, presque monochrome, et dessinent les frontières de l'aménagement des terres, le seuil de la domestication du vivant.
Au fil de la réalisation de cette cartographie subjective, des échantillons sont prélevés en ces terres et extrait vers le monde urbain. On les observe avec un autre appareil de prise de vue : le microscope. Les techniques d'imagerie actuelles produisent des vues impressionnantes de profondeur et de détails. Elles révèlent des formes dont on ne soupçonne pas l'existence, surprenantes par leur imperceptible complexité. Au sein du premier paysage minimale se cache donc un autre environnement à l'échelle cellulaire, que le grossissement artificiel dévoile. Mettant en abîme la matière, sublimant les motifs que l’œil nu ne connaît pas, la microscopie isole les composants du tableau : détails enfouis dans la toile d'une peinture que serait le champ, unités d'une matrice qui, à l'image argentique, seraient les grains d'une surface chimique photosensible.
L'expérience consistera à identifier des éléments caractéristiques de chaque territoire survolé, capté, afin de les montrer magnifiés par l'outil scientifique : végétaux, minéraux, bactéries et insectes qui participent tous aux cycles d'une nature partiellement domestiquée.
Le propos qui pourra émaner de l'ensemble des documents jouera de l’ambiguïté entre la véracité du protocole documentaire et l'imaginaire dystopique évoqué par sa mise en forme, son esthétique. Ayant pour objectif l'édition d'un livre et la composition d'une exposition, le projet sera dirigé artistiquement par cette idée de confondre l'archive et la fiction, afin de produire différents niveaux de lecture des œuvres finales.
J'imagine l'ensemble des objets produits dans les différentes phases du projets comme des archives à envoyer dans le futur. La monoculture intensive, pratique amenée à disparaître par changement idéologique ou à cause de sa tendance autodestructrice, est inventoriée à l'aide d'un ensemble de techniques : dressons donc un catalogue de ses formes, réalisons une cartographie subjective de sa surface, collectons les manières contemporaines de percevoir, de ressentir ce paysage.
En plus des images – et éventuels textes – sous la forme imprimée, des objets serons conservés et rejoindrons ces archives. Les prélèvements réalisés lors des sessions de prise de vues seront conservés par inclusion dans une résine polymère. Ainsi, les morceaux de champs pourront être observés pendant des siècles : terres, céréales, insectes, figés dans des blocs de matière synthétisée, pris dans la résine artificielle comme dans l'ambre fossile.
Par le(s) artiste(s)