Héritages naît de mon désir de chercher et de partager par le biais du théâtre autour d'une notion qui est encore obscure aujourd'hui : l'héritage psychologique, cette idée selon laquelle des blessures ou des stigmates puissent traverser les générations ; que l'enfant porte en lui, caché, le passé de sa famille. Pour ce faire, j'oriente mes recherches vers des contes bretons transmis par les mendiants du début du Xxè siècle, et que l'une de mes ancêtres a peut-être elle-même raconté, et vers les "Berceuses" de Federico Garcia Lorca. Ce dernier, lors d'une conférence de 1928, nous livre sa réflexion autour des berceuses andalouses, parfois effrayantes, fredonnées à l'oreille des nourrissons. L'idée de travailler sur ces sujets avec les enfants est de chercher avec eux les traces du passé dans notre quotidien, ce qui a perduré de manière visible, et ce qui relève de l'invisible. Je songe les sensibiliser à ce sujet notamment en leur faisant découvrir les contes, témoins du passé arrivés jusqu'à nous, et en leur proposant d'inventer eux aussi des contes en s'inspirant de ceux que nous connaîtrons ensemble.
L'héritage psychologique, aussi appelée psychogénéalogie, est le moteur d'un projet théâtral, Héritages, qui me tient à cœur de réaliser. En effet, cette réflexion, partagée tant par des travailleurs sociaux forcés de constater la reproduction de mêmes schémas de vie dans certaines familles, ou spécialistes en psychanalyse et systémie telle Anne Ancelin Schützenberger qui nous livre ses recherches dans son livre Aïe, mes aïeuls, que par des thérapeutes ou penseurs plus sensibles aux énergies qui nous dépassent, est devenue pour moi plus qu'une intrigue, un désir et une nécessité d'en parler.
Afin d'éviter l'écueil didactique, et pour rester fidèle à mes inclinations artistiques, j'ai réfléchi à un chemin parallèle que je pourrais emprunter pour rendre compte de mes recherches parmi les écrits théoriques sur cette notion. Comment proposer une fiction, raconter une histoire, et y cacher dans le fond cette réflexion ?
Je souhaite éviter d'aborder frontalement ce sujet, pour ouvrir vers la rêverie, pour que la poésie et même la fantaisie occupent autant de place que la théorie. Tout comme les fables ou les contes prennent la forme de fiction pour dissimuler un message, ou une « morale », je souhaiterais réévoquer une histoire, brouiller les pistes entre la fiction et la réalité, et tenter un va-et-vient entre ce qui est inventé et ce qui est vrai.
Pour faire ce pont, j'ai choisi de m'inspirer d'une femme que je n'ai pas pu connaître car elle a vécu au début du Xxè siècle : mon arrière-arrière-grand-mère. Elle était mendiante, profession reconnue à l'époque. Ce que j'ai « hérité » d'elle, je n'en ai pas la moindre idée. Mon seul « héritage » connu, c'est son histoire rapportée par ma grand-mère. Elle est née dans les années 1870 à Plouaret (22). À l'âge de 10 ans environ, elle est tombée d'un arbre et s'est fracturé le col du fémur. Sa famille étant trop pauvre pour la soigner, elle a gardé sa taille de fillette et ce handicap, cette blessure, toute sa vie. Vers 20 ou 25 ans, ses parents lui demandent de quitter la ferme familiale où elle ne peut pas travailler aussi bien que si elle était en bonne santé. Elle était « une bouche à nourrir ». Elle se retrouve donc sur les routes de campagnes à aller de ferme en ferme donner les nouvelles du bourg et des autres endroits de la commune, en échange d'un repas et d'un toit.
Grâce à la chercheuse Françoise Morvan, j'ai découvert que l'artiste François-Marie Luzel (1821-1895) avait reccueilli les contes et chansons transmis par les mendiants peu avant l'époque où mon aïeule battait la campagne, dans les mêmes environs, soit dans le canton de Plouaret dans les Côtes d'Armor. De là m'est venue le doute qu'elle ait pu entendre ces mêmes contes, et qu'elle ait pu les dire elle aussi pour gagner sa vie, contes dont je n'ai pas encore connaissance. Pour servir mon propos autour de la psychogénéalogie, je pars de l'idée que mon arrière-arrière-grand-mère ait en effet bien partagé ces contes au cours de sa vie. De mon envie naïve de croire à la magie, est née l'envie de croire que ces contes sont mon héritage, une transmission arrivée jusqu'à moi à mon insu. Et alors, est née en moi l'envie de chercher ces contes pour les dire à mon tour, pour tenter de retourner sur les traces de mon aïeule, pour la faire revivre par eux, et pour la rencontrer.
Ces contes deviennent alors une base de matière théâtrale et à la fois un prétexte à délivrer cette parole : celle de cette femme, ce qu'elle a enduré dans sa vie, et la réflexion autour de l'héritage psychologique. En effet, j'envisage d'utiliser ces contes, ou peut-être même un seul conte ou une seule chanson, pour faire ressurgir un passé qui est celui du temps où mon aïeule avait mon âge. J'imagine un entrelacement où se mêlent plusieurs niveaux de temporalité, plusieurs voix, plusieurs discours, mais toujours pour révéler ensemble cette transmission, notre héritage, ce passé qui nous façonne et me fascine.
J'ai imaginé partir d'une fiction, celle d'une mère qui adresse à son enfant qui vient de naître un discours sur ses origines, sur ce que ses ancêtres lui ont légué et dont le nouveau né est le nouvel héritier. Ce contexte me permet d'introduire un autre objet d'inspiration : Les Berceuses de Federico Garcia Lorca, texte retranscrit d'une conférence qu'il a donnée en 1928 autour des berceuses andalouses, et espagnoles de manière plus générale, et que j'ai découvert au printemps dernier. Lorca ouvre une pensée autour des chansons enfantines que les femmes espagnoles fredonnaient pour endormir leurs enfants, et les messages tantôt effrayants, tantôt cruels, tantôt pessimistes qu'elles délivraient pour les bercer. Sans lui-même analyser l'impact de ces berceuses sur les bébés et sur leur évolution par la suite vers l'âge adulte, le poète suggère les troubles qu'ils peuvent causer, nous invite à y réfléchir.
En outre, comme introduction aux berceuses, Federico Garcia Lorca évoque sa perception du temps et de la trace du passé sur nous :
« Alors qu'une cathédrale demeure enracinée dans son époque, et donne une expression permanente du passé au paysage qui, lui, change toujours, une chanson surgit tout à coup de ce passé jusqu'à notre présent, vivante et palpitante, comme une grenouille, et s'intègre dans le paysage, comme un jeune arbuste, apportant la lumière vive des heures anciennes, grâce au souffle de la mélodie. »
À l'instar de cette citation, je souhaite réfléchir à la trace du passé sur notre présent avec les enfants, penser avec eux, depuis leur jeune âge, à ce que représente le temps qui passe. Je souhaiterais, grâce à divers objets anciens, notamment de vieux landaus, et en traversant différents endroits comme de vieux chemins de campagne ou entrer dans des églises ou des chapelles, tenter de prendre conscience avec les enfants des traces de nos aïeux autour de nous, comme des fantômes, et songer ensemble à ce que nous allons nous aussi laisser comme traces aux générations futures. Quels fantômes serons-nous ?
À l'heure d'un monde où le numérique prédomine, nous tenterons ensemble de ré-animer des contes, ces histoires jadis transmises à l'oral lors de veillées ou de moments partagés collectivement, leur donner l'amplitude nécessaire pour résonner aujourd'hui et les transmettre à notre tour.
En outre, ces recherches nous amèneront ensemble à observer notre société, nos modes de vie, prendre du recul sur nos quotidiens, sur les changements que les progrès techniques, médicaux, ont généré au fil des années. Je souhaiterais faire naître chez les enfants le désir d'imaginer le mode de vie qu'avaient des enfants de leur âge il y a plusieurs décennies, voire au siècle passé, soit celui de leurs aïeux.
Le théâtre est un art très ancien qui perdure. En revanche les contes, les moments de veillées lors desquelles des histoires se transmettaient notamment les soirs de moisson dans les campagnes, disparaissent, ou du moins leur portée change. Avec l'avancée des nouvelles technologies et la place d'internet aujourd'hui dans nos vies, nous consommons sans modération et avons accès de manière individuelle (chacun devant l'écran de son ordinateur, de sa télé ou de son téléphone) à des histoires là où pour nos aïeux il s'agissait de moments de cohésion sociale.
Nous chercherons également ensemble à écrire nos propres contes, en nous inspirant de notre époque.
Par le(s) artiste(s)