Ligne Charleville-Vireux

Incipit

Publié par Anouk Lejczyk

Journal du projet

11H30 - TER

Ça fait scrounch scrounch blanc sur les quais de Charleville-Mézières. Une bonne dizaine de centimètres je dirais. J'ai pris ma casquette moumoute du Québec pour l'occasion.

Maisons de 2-3 étages en briques ou pierres grises et ocres, forêt derrière. Charleville, je reviendrai.

On traverse la Meuse et les noms défilent sur le cadran : Nouzonville, Joigny-sur-Meuse, Bogny-sur-Meuse, Monthermé, Fumay, Haybes, Vireux-Molhain, Aubrives, Givet, j'en oublie quelques uns. J'ai tellement regardé la carte, cherché des locations et lu André Dhôtel, que tout ceci me semble dores-et-déjà familier.

C'est joli un homme qui court dans la neige au bord de l'eau. C'est suffisant. Pas saturé comme nos espaces.

dans le RER
un type erre
avec son jogging à l'envers
ça fait air nike

Je pensais qu'on serait de l'autre côté de la Meuse, et qu'elle serait plus large – du calme, ça viendra. En attendant, ce paysage sous la neige, wow, sacrément réussi.

Oui, c'est à Monthermé que l'on traverse, j'aime mieux ça. Mesdames et Messieurs, à votre droite, la Meuse. 

Ces petites vies dans ces petites maisons au bord de l'eau. Faut pas craindre la fonte des glaces.

Terminus Givet. Cherchez le jeu de mots.

On est à Lafour. Le TER s'appelle Fluo. En bas, des gens ont commencé à construire un igloo pour leur chien.

Ça brume dehors. Ça rentre quand les portes s'ouvrent et ça arrive souvent avec toutes ces petites gares. Ça caille. C'est charmant.

Devant celle d'Anchamps, un chalet s'appelle "Le Chalet". Droit au but. 

Encore des petites maisons en bas, le long. Je n'ai pas vu le moment où on a re-traversé. Sans doute trop occupée à écrire. On dirait plutôt des roulottes, des caravanes.

Prévenu le proprio de mon arrivée prochaine. Réponse : "OK". Lapidaire mais sympa. Je garde mon opinel dans ma poche, au cas où. Je ne saurais même pas m'en servir. 

À Revin, 3 HLM. Ça fait tout drôle d'un coup. 

La neige s'accroche aux strates de roche, superbe.
La neige révèle la géologie.
ou : La neige révèle les couches sédimentaires.
ou encore : La neige, ce dimanche, sédimente graphiquement les roches.

Prochain arrêt : Fumay. 
"Me fait beaucoup illusion", pour utiliser une tournure hispanisante.
Pourquoi ? J'avais regardé une annonce d'appartement pas mal fichue. Et puis ça sonne comme Chimay. La bière belge, oui. 

Ca stalagtite sur les roches.
Bien retenu la leçon : tite tombe, mite monte.
Stalagpite : quand la glace pète.
Stalagfite : quand elle fond.
etc

(au brevet des collèges option poésie : sauras-tu compléter la liste ? Mieux : au test de QI.)

A l'entrée de Fumay dans un jardin, il y a des buissons taillés en tire-bouchon. Pas gégé.

La Meuse à ma droite (et c'est un soulagement) s'est un peu élargie. 

Haybes me faisait illusion aussi. Sans doute les photos avec le pont, l'église, les petites maisons de pierre grise et de brique rouge. M'a l'air joli moui.

Prochain arrêt : Fepin.
Fepin fameux trois-mâts
Fepin le Fref
Fepin la gueule voyons

Un héron blanc sur la neige blanche. Salvateur héron. Me sauve de mes délires onomastiques. 
Serait un bon nom de personnage hispanique : Salvador Heron.

TER

13H30 - location

Cuisine, rez-de-chaussée. 
A la radio : "Tombé du ciel" d'Higelin.
Un SMS de mon père avec les résultats du basket.
Je mange mon restant de spaghettis réchauffés au micro-onde. Sans vergogne, je me régale. 

À la radio belge, Aurélien Barrault. On le cite : "Porter des cheveux longs, c'était d'abord une provocation". Il se justifie : il a grandi à Neuilly-sur-Seine. 
"La vie est une pathologie de la matière" écrit-il dans son nouveau livre, qui est un recueil de poésie intitulé Météorites.

Je suis heureuse d'être ici. Le proprio est gentil. Souvent, il loue cette maison à des travailleurs de la centrale de Chooz. Ils ont pas le vertige eux, ils ont l'habitude ! Il s'inquiétait pour moi, avec les escaliers raides comme des échelles.

Cet appartement pourrait être celui de mon père. J'imagine l'odeur de clope et le poster d'Higelin au mur. 
C'est une mi-maison, dans l'angle où la rue se sépare. Façade brique, deux étages, plutôt vieillotte.

Sur le chemin j'ai aperçu une friterie : chic ! C'est très couleur locale. 

Le poète astrophysicien parle de Derrida et de son concept de présabsence.  
Il dit aussi que chaque autre est radicalement autre, tout autre. Qu'on a le fantasme de la présence entière, alors qu'en fait on est toujours au moins ailleurs mentalement, au moins un peu. Il réfute la dichotomie présence-absence. De quoi me déculpabiliser d'écouter la radio.

Je vais aller me promener avant la nuit. Avant que la neige fonde tout à fait. 

La mi-maison.

14H30 - forêt

croisé un joggeur un groupe de jeunes avec une luge un beau chien
la neige fond sur les réserves de bois
même pas froid
cette fois-ci
demi-tour avant de me perdre

quelques minutes plus tard croisé une vieille jeep remplie de mecs en gilet orange fluo
sans doute des chasseurs 

chemin tangent
balisé rouge
sur les troncs de chêne
la mousse est partout 
je pars en direction du sud 
d'après ma petite boussole noire mousqueton
qu'Anna m'avait offerte à l'occasion d'un départ 
vers le sud

la forêt est une langue à apprendre

trébuché
ça fait battre mon cœur
vite et fort
comme avant une prise de parole

posture d'autrice survivaliste n°1 :
tailler mon crayon à l'opinel
puis nettoyer ce dernier avec de la neige

à première vue, j'aimerais rester ici très longtemps
(je pense souvent cela d'un nouvel endroit)

étrange champignon translucide sur une branche
forme rose des sables
couleur sable photoshopé
pas moyen de faire le point avec l'appareil compact 
pas plus qu'avec ma pensée

des cris au loin
sans doute des chasseurs
poum oui

je ne sais pas si ce que je suis du verbe suivre sont
des traces d'animaux 
ou bien de tout petits pieds
ça ferait tip tip tip 

bois blanc de boulot
tronc de pin rouge
belle alliance en bas du mont

ça marécage sur le chemin
bruit de voiture tunée au loin

plus proches deux poneys hirsutes
un blanc un noir
on dirait les moutons dont nous parlait Yoann
la veille pendant la tempête de neige
sur le balcon

présabsence
notre condition

Le bois d'en bas