Le projet Blind Spot est une forme théâtrale, itinérante, en pleine nature. Avec cette pièce, il s’agit de conduire un groupe de spectateurs à la rencontre de personnes dites électrosensibles réfugiées dans une zone particulière, en anglais « blind spot », autrement appelée en français « zone blanche ». Toute la pièce est construite autour d’une trame écrite, d’un scénario mêlant interventions du ou des guides et de descriptions de ce qui sera vu et entendu par les spectateurs au cours de cette randonnée initiatique à la rencontre d’une communauté de personnes dites électrosensibles. Dans le cadre de Création en Cours, il s’agit de réaliser avec des élèves de troisième cycle, une première version du projet Blind Spot en abordant collectivement et à l’aide des outils du théâtre une problématique d’ordre social et environnementale.
Par le biais de la fabrication d’une fiction, par l’entremêlement du vrai (un lieu, des individus, une époque donnée) et du faux (des scènes inventées, des éléments de décors, des rôles interprétés) ; le Projet Blind Spot sera une forme théâtrale originale visant à interroger notre rapport à l’environnement et notre capacité à vivre dedans.
En inscrivant cette création au sein d’une école et en faisant participer des élèves de troisième cycle à son élaboration, tant conceptuelle que concrète, je souhaite élargir ma recherche et bénéficier du concours de jeunes personnes curieuses de comprendre un peu mieux le monde qui nous entoure, tout en leur transmettant une méthodologie propective et artistique de mise en jeu, de mise en scène.
L’hypersensibilité électromagnétique ou électro-hypersensibilité ou syndrome EHS désigne un ensemble de symptômes, supposément causés par l’exposition aux ondes électromagnétiques, telles que celles de la téléphonie mobile (antennes et téléphone), de la technologie wi-fi, mais aussi des appareils électroménagers, des câbles électriques domestiques et des lignes à haute-tension. Les symptômes sont variés : maux de têtes, sensations de fourmillement ou d’échauffement, stress, problèmes cutanés, acouphènes, fatigue, irritabilité, insomnie, et peuvent aller de la gêne quotidienne à une douleur handicapante. Or, si la souffrance des personnes se déclarant EHS est réelle, et que leurs symptômes sont reconnus (par l’OMS notamment), le lien de causalité avec l’exposition aux ondes électromagnétiques est mis en doute par une pluralité d’études, aux résultats et aux méthodes controversées. En effet des soupçons de conflits d’intérêt dans la prise en charge de ces études (menées pour certaines par les sociétés de télécommunications elles-mêmes) empêchent de tirer des conclusions fiables, dans un contexte où l’accès pour tout le territoire, au réseau mobile et wi-fi haut-débit est proclamé comme un des grands chantiers du quinquennat. La justice de son côté avait tranché, en 2015, en faveur d’une personne souffrant d’EHS, reconnaissant son invalidité et lui permettant ainsi de bénéficier d’une allocation adulte handicapé, ce qui donnait quelques espoirs aux EHS, et aux associations défendant leurs droits. Car les personnes souffrant d’électro-hypersensibilité, dont la douleur physique est souvent rabaissée au rang de phobie, sont, lorsque leurs stratégies d’évitement se révèlent insuffisantes, contraintes de quitter leur mode de vie moderne et avec lui, leurs amis et leur travail, se retrouvant dans le plus grand dénuement. Partant à la recherche d’un espace de refuge, elles sont jetées dans une forme d’errance, guettant les abris temporaires et rêvant d’un lieu où elles pourraient vivre en paix. Ces lieux sont nécessairement isolés, à l’écart des antennes relais et des lignes de haute-tensions, et situés dans des territoires constituant des formes de trous dans le maillages des télécommunications, désignés en français par le terme de Zone Blanche et en anglais par celui de Blind Spot, autrement dit : point aveugle. Et ce problème constitue bien un point aveugle des politiques publiques, qui ne veulent pas voir un problème, et participent à son aggravation en promettant la fin des zones blanches, seuls espaces où les EHS peuvent se réfugier.
Ce qui interroge dans la place qu’occupe les EHS dans la société contemporaine, c’est la fuite que leur condition engendre, suivie d’une quête, parfois désespérée, d’espace de refuge, tant les ondes sont invasives et leur présence se démultiplie d’année en année. Il y a cette peur d’un mal invisible, mais dont les EHS ressentent la présence dans leur seul corps, la solitude de la douleur et de l’incompréhension. Il y a les liens pouvant se créer avec d’autres personnes dont la sensibilité les expose, comme elles, aux champs magnétiques. Il y a cette intolérance au monde tel qu’il va, et aux autres qui en diffusent les mauvaises ondes. Il y a le besoin de se recréer un espace à soi, un entre-soi hypersensible, pour pouvoir vivre en paix. Il y a la sensation que nul espace sur cette terre ne sera bientôt plus vivable. Il y a ce doute toujours qui subsiste sur une exagération, une amplification par le fantasme.
Aussi le contact avec les autres, visiteurs, passants, journalistes, interlocuteurs, curieux, porteurs de ce mal qui peut les contaminer, se relève complexe. Le contact avec toute forme d’urbanité, même la plus petite, dès lors qu’y sont présents réseaux mobiles et wi-fi, ou la traversée de paysages, truffés de lignes électriques, rend les déplacements difficiles.
Paradoxalement, ces réfugiés des ondes, exclus du monde moderne du fait de leur trop grande sensibilité, relégués aux confins de zones blanches en voie d’extinction, excluent eux-mêmes toute présence autre, porteuse du mal qui les fait souffrir. L’exigence d’un espace vierge, pur, à eux, peut étrangement s’apparenter à une intolérance à ceux qui ne sont pas « comme eux ». Par ailleurs, le retour à la nature auquel ils sont contraints, par instinct de survie, n’est pas nécessairement synonyme d’idylle pastorale. Si les EHS, contraints de vivre en zone blanche, revendiquent un mode de vie plus simple, à l’écart de tous les polluants, chimiques, magnétiques ou atmosphériques, ils ne sont pas tous des Robinson nés. Ils doivent ainsi réapprendre des gestes, se nourrir, se chauffer, s’éclairer et se divertir sans électricité, prenant goût à un certain ralentissement, et savourant des plaisirs simples, gagnés sur l’inconfort. Ce rapport au temps où, les journées sont rythmées par les activités ménagères, mais aussi les promenades, la lecture, ou la réflexion, s’apparente à une vie de moine ou d’ermite. Le temps semble alors ritualisé. Et de façon répétitive, chaque moment de la journée est l’occasion d’une petite cérémonie, qu’elle récompense l’accomplissement d’une tâche ou ouvre sur un moment de vivre ensemble.
De nombreux documentaires, en particulier radiophoniques, ont été réalisés sur ce sujet. Donnant la parole aux EHS et se mettant à leur écoute, ils nous permettent de créer avec eux une grande empathie. Ces témoignages sont précieux, car à travers les voix, les récits de ces réfugiés des ondes, nous pouvons non seulement imaginer ce qu’ils peuvent ressentir, mais aussi toucher quelque chose de leur sensibilité. Si cette approche empathique nourri la recherche, je souhaite élaborer à terme une expérience théâtrale proposant un déplacement du regard et de l’écoute, et créer un spectacle déambulatoire en extérieur, sur les traces mêmes des électrosensibles, qui jouerait sur l’éloignement et les lacunes, et questionnerait nos propres processus de fabrication des récits. Le spectateur serait ainsi en position d’enquêteur, guettant les indices lui permettant de s’assurer de la véracité de ce qu’on lui a raconté, ou l’amenant à élaborer des hypothèses sur les informations manquantes.
La réalisation d’une telle création me semble compatible avec le dispositif de création en cours puisqu’elle requiert un temps relativement long de recherche et d’expérimentation sur un terrain rural. De plus, la pièce bien qu’inspirée de fait réel mais essentiellement fictive, compte sur la participation d’amateurs de tous âges. Ainsi, l’implication de jeunes citoyens, plus précisément ici, d’élèves de troisième cycle, me semble tout à fait appropriée. En effet, les thématiques traitées relèvent d’une actualité ancrée sur un territoire et une époque particulière dont les élèves (parce qu’habitant de ces lieux) sont les témoins privilégiés. Il est question ici d’environnement au sens large du terme : du rapport des êtres humains à la nature mais aussi, à la technologie. Il est question également de communication : à soi, aux autres. Je souhaite bénéficier du ressentis, des expériences de jeunes personnes, elles-même en pleine phase d’apprentissage et de découverte pour interroger collectivement, durablement et concrètement ces problèmes d’ordre philosophique, sociétal et environnemental. En tant que metteuse en scène je convoque pour cela le ludisme et l’artisanat du théâtre.
Par le(s) artiste(s)