L'Orne, d'après Hockney (en haut), de manière collective, premier et second groupe (en bas)

Une brève histoire de l'Art, des textiles et du territoire

Publié par Nathalie Bekhouche

Journal du projet
Installation Sculpture écriture et tissage

Alors que Le Motif dans le territoire était un projet dans lequel je souhaitais inviter les élèves de CM1 - CM2 à interroger le lien entre des matériaux, des objets et leurs environnements, je réalisais que nous nous enfoncions, au fil des discussions et des séances, vers une réflexion sur la représentation du paysage à travers les textiles...

La complexité de la culture collective

En parallèle de mes recherches sur le motif du ballot comme symbole textile du territoire, je poursuivais les séances avec les CM1 - CM2. Après les paysages "hockneyiens", les torchons et la forêt, je souhaitais recentrer la recherche sur les textiles et la notion de tissage. Je proposai alors aux deux demi-groupes de travailler à la fois sur le développement du vocabulaire graphique que nous avions commencer à élaborer, et sur la notion de "tissage humain". L'exercice était alors de se réunir autour d'un grand morceau de lin, qui reprenait les formes que nous avions déjà travaillées (torchons et paysages), pour créer, de manière collective, une représentation de l'Orne.

Je me suis alors confrontée à quelque chose que je n'avais pas imaginé : si le travail collectif n'est pas inné mais doit s'acquérir, la crise sanitaire n'avait pas vraiment favorisé ce développement spécifique... Alors qu'ils n'avaient aucune difficulté à s'entraider lors des séances de tissages et concevoir une cabane lors de la sortie en forêt, ils me surprirent à éprouver des difficultés à travailler ensemble sur la peinture collective de l'Orne. 

Séance sur la représentation collective de l'Orne, 2nd groupe

Le premier groupe fut très spontané et se laissa complètement guidé par son propre instinct. Si bien que la première représentation est assez chaotique et désordonnée. C'est entre autre cette attitude créatrice "égocentrée" globale qui généra le plus de frustration individuelle au sein du groupe. Alors que certains souhaitaient faire quelque chose de très construit, d'autres se laissaient guidés par leurs envies. La seule initiative réellement collective qu'ils mirent en place, fut de représenter chacun leurs mains, comme une sorte de grand témoignage poétique et symbolique de leur présence, ensemble, à ce moment là.

Le second groupe, voyant le résultat du travail du premier, prit le total contre pied. Avant même de commencer à peindre quoi que ce soit, ils procédèrent à un vote collectif, afin de décider ensemble ce qu'ils souhaitaient représenter ou non sur leur paysage. Bien que le dispositif fut plus "civilisé", il n'en fut pas moins difficile pour ces élèves de s'entendre, à la fois sur l'emplacement des motifs, et sur la qualité esthétique globale de l'oeuvre. Je réalisai alors que s'il était si difficile pour eux de collaborer, c'est parce qu'ils avaient des visions différentes de ce qui est "beau", mais aussi de ce qui représente l'Orne. Ils me faisaient comprendre un paradoxe étrange : les notions de culture et de patrimoine collectifs ne sont pas si évidentes et consensuelles. J'avais tendance à croire que le patrimoine "officiel" d'un territoire faisait force d'autorité, mais, je découvrais une nouvelle fois, que les perceptions sensibles et subjectives sont parfois bien plus fortes et sensées. Cependant, de la même manière que le premier groupe, le second voulut, par un acte pictural, signifier leur création commune. Ils décidèrent de représenter une maison au centre du textile, dans laquelle ils inscrivirent leur nom. Ils me dirent "comme ça, tu te rappelleras de nous". 

Lorsque je suspendis les deux tissus côte à côte afin qu'ils sèchent, j'eu le sentiment d'avoir un genre de frise chronologique sous les yeux. D'un côté, la représentation était primitive, composée de symboles étranges, rappelant l'art pariétale. De l'autre côté, la représentation était organisée, rationnalisée. A gauche, les peintres étaient incarnés par l'empreinte de leur main, à droite, par l'écriture manuscrite de leur nom. J'avais le sentiment d'observer une brève et très raccourcie histoire de l'Art et de l'homo sapiens. On y constatait l'apparition des champs et des villages, l'apparition de l'écriture... Ces deux morceaux de textiles s'avéraient finalement bien plus symboliques et forts que ce que j'avais pu anticiper. Ils incarnaient ce moment de rencontre et de collaboration des CM1 - CM2 de Chailloué, qui tentèrent, à leur manière, de parler de leur pays.

Finalement, le message porté par les deux tissus ne s'arrêtent pas à l'idée du territoire de l'Orne, il parle directement de ces enfants. Bien qu'il y ait une forte probabilité pour que leur mémoire s'efface avec le temps, ils seront toujours, à travers leurs mains, leurs noms, ou même dans le choix des motifs qu'ils ont représentés, incarnés par les deux tissus. Et c'est l'une des dynamiques les plus importantes, selon moi, des textiles : cette capacité à nous transmettre des histoires, qu'elles soient figuratives ou abstraites. "Comme ça, tu te rappelleras de nous". Et encore une fois, la notion de mémoire s'imposait à moi comme une nécessité, une évidence, dans ce projet.