Parmi les quelques motifs répétitifs qui commencèrent à émerger à mesure des séances, l'un d'entre eux retint particulièrement mon attention : le ballot de paille. Fragment représentatif du paysage ornais, le ballot symbolisait également, dans son essence, les savoir-faire auxquels il était associé : l'agriculture et l'élevage. Le ballot de paille possédait donc cette force métaphorique que je recherchais, faisant référence à la fois au territoire (champs et pâturages), mais aussi à ses traditions et la vie quotidienne de ses habitants. Comment lui conférer un statut anthropologique fictif pour faire ressortir son lien plastique et poétique avec les artisanats textiles ?
Recréer le mythe
De manière assez pragmatique, les routes de l'Ornes sont bordées de champs dans lesquels il n'est pas rare d'observer des ballots de paille ou de foin. Il en existe d'ailleurs plusieurs représentations dans l'oeuvre d'Hockney, et une partie des CM1 - CM2, étant enfants ou petits enfants d'agriculteurs, intégrèrent assez rapidement ce motif à leurs divers travaux. Le ballot s'imposa donc, de façon assez consensuelle, comme un "incontournable de l'Orne". Mais s'il retint particulièrement mon attention, parmi les autres motifs élaborés, c'est qu'il ne se présentait pas comme un simple élément du paysage. Il incarnait ce lien avec la fibre et l'univers des textiles que je tentais de faire émerger. Le ballot associait pour moi territoire, paysage, agriculture et savoir-faire. Le ballot contemporain était le résultat d'un long travail de transmission et de conservation des gestes techniques qui façonnent et sculptent encore le territoire ornais. Il n'est d'ailleurs pas rare, non plus, d'observer des représentations de ballots dans les peintures ayant pour sujets la vie rurale et les activités agricoles.
Le ballot était dans le présent, mais aussi dans le passé. Et étonnement, il me transporta à nouveau à l'intérieur de la maison de mes grands-parents...
Aussi loin que je m'en souvienne, mes premières impressions du territoire français comme d'un vaste pays recouvert d'un immense patchwork de champs, proviennent de mes premiers visionnages du Tour de France. Il n'y avait qu'un seul endroit où nous regardions le Tour de France l'été : Gacé. Je me souviens avoir eu si chaud pour les coureurs tant les images du peloton réuni sur la route goudronnée, bordée de champs, sans ombre, dégageaient une impression de feu. A chaque fois que nous regardions le Tour de France, ma grand-mère nous rappelait qu'il était déjà passé à Gacé, si bien que j'étais persuadée à l'époque que le Tour passait tous les ans à Gacé. J'imaginais mes grands-parents assis sur le parvis de la maison, attendant de longues heures sous la chaleur, le peloton et tout son cortège. La configuration de la route d'Alençon et de la maison me permettaient de visualiser ça parfaitement.
Le Tour de France est, pour moi, indéniablement associé à l'Orne, et au paysage français. Inconsciemment, cet événement sportif posa les prémisses de la recherche que je mène aujourd'hui, vis à vis du paysage : entre une réalité territoriale agricole globale et des folklores typiquement locaux. Et finalement, c'est exactement de ça dont j'étais venue parler, à savoir comment, à travers des objets issus de folklores fictifs, nous pouvions parler du territoire sous toutes ses coutures. J'ai donc décidé d'enfourcher mon vélo, et pédaler pour tisser ma vision du territoire.
Mon vélo à tisser Quand on s'appelle Anquetil, reste plus qu'à faire du vélo est issu d'une autre recherche : le mythe d'Anquetil. Cependant, de nombreux liens associent cette recherche au projet Le Motif dans le territoire. Le premier morceau de textile tissé avec le vélo, fut un chemin jaune, qui, enroulé sur lui-même, m'avait fortement rappelé un ballot. Aussi étonnant que cela puisse paraître, je n'avais pas fait directement le lien entre cet outil/sculpture et ce qui était en train de se produire à Chailloué. Mais lorsque l'image du ballot s'imposa à moi, j'installai mon vélo à tisser dans l'atelier et commençai à pédaler.
Je désirais réaliser un grand ballot, composé de nombreux morceaux de textiles différents, provenant de l'Orne. Je me mis à tisser des bandes de tissus, qui associées les unes aux autres, formaient un grand tapis. Elles pouvaient également être dissociées les unes des autres, pour former des petits artefacts typiques du territoire, n'ayant pour autre but que d'entretenir un savoir-faire et des croyances folkloriques. Réancrer les productions avec leur terre d'origine nécessitait de réfléchir à l'histoire des symboles issus de l'artisanat textile. Et le patchwork, le tapis ou encore la tapisserie ont toujours incarné l'idée de terre, de fibre et de paysage "'d'intérieur". Par de nombreuses approches, les tissus sont liés aux environnements géographiques dans lesquels ils sont fabriqués (matières, motifs, usages).
L'idée de poursuivre mon Tour de France des paysages et des folklores à vélo, commençait à vraiment prendre forme...