Le motif dans le territoire, dans l'Orne, n'est pas un projet de recherche que j'avais l'intention de mener seule. Et mes interrogations sur les notions émergentes de mon travail, tels que le patrimoine ou la conservation, ne pouvaient être étudiées que par le prisme de mon seul et unique regard. Le "patrimoine sensible" se construit certes de manière intime, mais aussi de manière collective.
"Dans l'ombre de David Hockney"
Après avoir appris aux élèves de Chailloué à tisser, et avant d'aborder la complexité des métaphores liées aux textiles vers lesquelles je voulais les emmener, je souhaitais les faire réfléchir sur la manière dont nous pouvions, par la peinture, représenter le paysage normand. J'avais découvert au Musée de l'Orangerie A year in Normandy quelques mois auparavant, et l'oeuvre de David Hockney me semblait être un bon point de départ pour initier cette réflexion.
Un vif débat s'ouvrit lorsque les CM1 - CM2 apprirent que David Hockney avait "peint" A year in Normandy à l'Ipad. Pour eux, une oeuvre d'art se devait d'être réalisée "dans les règles de l'Art". Bien que je tentais de discuter leur perception plutôt traditionnelle de l'Art, je respectais leur point de vue, à un point où je commençais à m'interroger aussi sur ce que l'on pouvait considérer comme de l'art ou non. Car si je suivais ces fameuses "règles de l'Art", la dentelle d'Alençon devait être au coeur de mon projet, de part la transmission de son geste traditionnel. Pourtant, je ne voulais pas me résoudre à considérer l'art, et donc ma recherche et mes pièces, comme seulement quelque chose de "traditionnel"... Ces vifs échanges n'avaient fait qu'augmenter mes doutes...
Je n'étais cependant pas là pour débattre toute la séance de ces notions, et les invitais à commencer le travail pratique. J'avais découpé des feuilles de mêmes dimensions dans l'espoir de former une frise "collective" à l'instar de l'oeuvre d'Hockney. Il avait formé son paysage en s'inspirant de la Tapisserie de Bayeux, pour raconter l'histoire d'une année en Normandie, à travers ses quatre saisons. J'imaginais pouvoir composer un récit collectif grâce à leurs diverses représentations. Je remarquais que malgré les critiques concernant la technique d'Hockney, la plupart des enfants avaient repris son esthétique. Je voyais à travers leurs divers vues de Normandie, un motif répétitif émerger...
Je n'arrivais pas, de mon côté, à progresser. En travaillant sur A year in Normandy, je commençais à croire que David Hockney avait finalement et tout simplement concrétisé ce que je tentais de mettre en forme : une représentation sensible du territoire, entremêlant Histoire, textiles et paysages actuels.
Comment pouvais-je recentrer le projet ? De quelle manière pouvais-je faire comprendre aux enfants le lien qu'entretiennent, même encore aujourd'hui, les textiles et les productions, avec leur environnement ? Je décidai de les faire travailler sur le concept de torchon.
Je leur présentai un vieux torchon représentant une carte fromagère de la France. Je leur expliquai par cet objet (dont j'avais moi-même hérité de mes grands-parents) qu'un textile tel que le torchon est porteur à la fois d'une histoire intime et d'une Histoire plus globale. Le fait que ce torchon représente une carte me permit de leur introduire la notion de territoire dans l'histoire des textiles. Ils se saisirent chacun d'un morceau de lin, reprenant la forme d'un torchon, pour représenter "leur territoire". Plusieurs approches étaient possibles : le paysage normand, mais aussi la maison, la chambre, les objets du quotidien...
Cette-fois encore, plutôt que d'avoir un panel varié de représentations, je voyais proliférer des motifs "répétitifs". Cela voulait-il dire que les CM1 - CM2 partageaient tous le même quotidien ? Qu'ils habitaient tous le même environnement ?
Je remarquais surtout qu'ils étaient tous influencés les uns par les autres, autant qu'ils s'inspiraient des représentations classiques qu'ils avaient du paysage. Chaque groupe de travail, chaque îlot de tables possédait son motif : il y avait le coin forêt, le coin chevaux, le coin champs et le coin consoles de jeux vidéos. Cette répartition m'intriguait, car elle symbolisait bien l'idée de "zones" et donc de cartographie, mais leur attitude globale me fit comprendre quelque chose d'important : la plupart d'entre eux n'avait jamais "regardé" le paysage.
Comment se fait-il que, moi, je "vois" le paysage ? Comment se fait-il que je sois en capacité de le décrire ?
Je suis toujours venue en Normandie en partant "d'ailleurs". L'Orne, et plus particulièrement Gacé, ont toujours été pour moi un espace autre, différent des environnements dans lesquels j'ai habités, fidèles à eux-mêmes. J'ai toujours eu de quoi comparer. Donc, qu'est-ce qui fait que je me trouve "ici, et nulle part ailleurs" ? Qu'est-ce qui fait que les peintures d'Hockney représentent la Normandie, et ne peuvent représenter autre chose ? Quels sont les motifs du territoire ? Comment faire prendre conscience de cet "ici" et ce "ailleurs" aux CM1 - CM2 ?
J'ai alors décidé de les emmener sur le terrain. Un lieu très spécifique qui, pour moi, à toujours représenter l'Orne : la forêt.