J'avais imaginé l'exercice des deux paysages collectifs sur lin pour renforcer le travail sur le lien poétique et technique qui existe entre les textiles (fibre) et la terre (motif). Cependant, en observant les deux grandes tentures, et le reste des productions, je réalisais que la recherche portait davantage sur les notions d'écriture et de langage symbolique.
Finalement, c'était ça Le Motif dans le territoire. Un symbole, un fragment du paysage qui devient un élément de vocabulaire, comme un mot, et non une matière abstraite et diffuse comme le fil de lin...
L'alphabet touristique de l'Orne
C'est en allant chez le buraliste pour acheter du papier (seul endroit dans Gacé qui s'apparente à une papeterie), que je m'arrêtai net sur le présentoir à cartes postales. En observant rapidement les différents paysages qui étaient représentés, je ne pus m'empêcher de faire le lien avec nos travaux de recherches à Chailloué. Les motifs des cartes postales, aussi clichés furent-ils, étaient sensiblement les mêmes que les motifs que nous avions élaborés en classe. Mon choix se porta sur une carte postale divisée en six parties : deux bandes (supérieure et inférieure) représentant une ribambelle de boîtes de camembert, et quatre rectangles centraux représentant un enfant assis dans un tas de pommes, un veau dans un verger, une maison traditionnelle et des chevaux. La Normandie, simplement.
J'ai donc revu mon programme et proposé une cession "cartes postales" aux CM1-CM2. Pour rassembler tous les éléments que nous avions travaillés, et correspondre à leur mode de fonctionnement, je leur proposai de faire une liste de tous les "motifs du territoire de l'Orne". Si cette question leur semblait complètement abstraite au départ, elle ne posait plus aucun soucis après tout le cheminement collectif mené au fil des séances. Les élèves proposèrent un ensemble d'éléments caractéristiques du territoire et du patrimoine de l'Orne, mélangeant à la fois clichés et réalités... Alors que la liste s'allongeait, je me demandais jusqu'à quel point un motif peut être considéré comme "cliché". Les vaches, les pommes, les maisons, sont certes des stéréotypes, mais, ils sont bel et bien omniprésents dans le paysage normand. La question était alors pour moi de savoir, si mon regard devait se limiter à ces fragments (comme les ballots), ou aller chercher autre chose. J'avais besoin de comprendre de quoi avait été fabriqué le territoire, pour en arriver là.
Parmi les nombreuses choses dont j'avais entendues parler et que je ne m'expliquais pas vraiment (comme la Dentelle d'Alençon), il y avait l'usine Bohin. Ce savoir-faire m'intriguait parce qu'il était si peu mentionné dans les clichés territoriaux de l'Orne, que très peu de personnes savaient que toutes les aiguilles utilisées en France provenaient encore de cette usine. Mais... Pourquoi ? Pourquoi la Dentelle ? Pourquoi les aiguilles ? Pourquoi les vaches ?
La Manufacture Bohin, encore en activité, abrite un musée qui retrace l'histoire et le développement de ce savoir-faire territorial. La visite commence donc par un tour des ateliers de production, où l'on voit les machines fonctionner, accompagnées de leur opératrice. Elle se poursuit par un dédale de salle toutes plus fournies les unes que les autres, contenant de nombreuses informations sur le créateur de la Manufacture, le développement de l'usine et sur l'histoire du territoire.
J'étais venue visiter la Manufacture pour comprendre. Je me disais qu'il ne pouvait pas s'agir de hasards, que les choses existent pour de bonnes raisons, que les territoires, les environnements sont ce qu'ils sont parce qu'il y a une logique. Et cette logique, je commençais enfin à la comprendre. Il faut savoir que le sol environnant la ville de L'Aigle était impropre à l'agriculture car il était composé en grande partie de métaux. Métaux = tréfilage. Tréfilage = fil de fer. Fil de fer = aiguille. Champs de lin = filature. Filature = fil. Fil = broderie et tissage. Aiguille + fil de lin = Dentelle d'Alençon. Tout faisait sens. Benjamin Bohin avait tout simplement développé à une échelle supérieure quelque chose qui préexistait. Il était même aller jusqu'à développer le réseau ferroviaire pour distribuer sa production à l'échelle nationale. Ce réseau, je le voyais comme le tissage qui unissait l'Orne au reste de la France, qui me détachait de cet espace spécifique, pour m'emmener à nouveau à l'échelle universelle de l'espèce humaine.
Contrairement à mes attentes, l'usine était loin d'incarner l'idée que j'avais de l'époque industrielle, où les machines dictent le rythme et la cadence aux opérateurs. En réalité, les vieilles machines, toujours en état de marche, de la manufacture ont un geste très lent, délicat, précis. Les opératrices sont là pour les régler, les accompagner, comme pourraient le faire les maîtres vis à vis de leurs apprentis... D'ailleurs le fait que l'usine conserve le nom de Manufacture n'est pas anodin. Il y a quelque chose d'humain, de vivant dans ce lieu. Le musée fait corps avec les ateliers de production, l'Histoire se mêle à l'histoire. La Dentelle d'Alençon est placée au même niveau hiérarchique culturel que la gare de L'Aigle ou les ouvriers de tréfileries. Tous se mélange, ou plutôt, tout se tisse parfaitement bien. Et les nombreux motifs du territoire s'équilibrent dans une cohérence indestructible et indéniable.
Et finalement les éléments du territoire qui me semblaient relever du folklorique, comme la Dentelle, n'étaient plus si abstraits et hors sol que ça à mes yeux...