Le Paysage selon des normands
Lorsque j'observe cette photo, j'éprouve deux émotions. La première c'est de l'amusement. J'imagine ce que pourraient penser des personnes qui observent cette "image d'archive". Ils essaieraient probablement de se projeter, comme n'importe qui le ferait, et d'imaginer la vie rurale de ce groupe de jeunes ornais typiques du 19e. Ils ne supposeraient probablement pas qu'en réalité, la plupart d'entre eux fumaient des cigarettes en écoutant Led Zeppelin.
La deuxième, c'est de la nostalgie. Je ne suis pas sûre que le photographe ait souhaité produire ce qui aujourd'hui s'apparente à une "archive". Le noir et blanc, les costumes, le "groupe d'autochtones", toute cette mise en scène, volontaire ou non, produit un effet "historique" étrange. La photographie a cette particularité de réussir à faire croire qu'elle révèle la réalité. En observant cette image, on a l'impression d'avoir une preuve de la vie rurale d'avant, dont on entend parler mais dont on n'aura aucune expérience possible. Cette image me donne l'impression d'appartenir à l'Histoire. Et pourtant, parmi les normands, se trouve ma mère. Elle m'a beaucoup parlé de sa vie, et donc, sa présence au sein de ce groupe me semble surréaliste. Les histoires fabriquent l'Histoire. Un jour, il n'existera plus que cette photo. Et peut être que ma mère gagnera définitivement ce statut d'"ornaise typique" vêtue chaque jour de cette robe traditionnelle. Il n'y aura plus personne pour se souvenir des récits qui se cache derrière les personnages. Et je crois que c'est justement ce que je tente de défaire, d'éviter. Je continue de chercher ce qu'est le patrimoine sensible. Je continue d'interroger les sources des multiples de fils qui tissent la grande Tapisserie.
Quand je suis arrivée dans l'Orne, ma perception du territoire était plus ou moins la même que ce que Google map donne à voir d'un espace : une route blanche, bordées d'aplats gris abstraits, où quelques points divers et variés précisent quelques activités. Je n'avais aucune idée de ce à quoi ressemblait le territoire, passées les portes de la maison de mes grands-parents. Mais, au fur et à mesure que mes recherches progressaient, le brouillard de guerre se levait, par cette impression d'avancer, d'apprendre et d'être, enfin, "familière" avec les espaces. Je découvrais le paysage selon les normands qui m'entouraient. Les routes étaient comme des fils de trame. Elles tissaient les environnements les uns aux autres, entremêlaient les époques, les récits, les mythes.
L'exposition Le Paysage selon des normands reprend en grande partie cette dynamique, car nous avons beaucoup travaillé sur la représentation du paysage ornais. Nous avons développé un vocabulaire graphique, comme un alphabet, spécifique à l'Orne. Nous sommes allés chercher des références à la fois historiques et personnelles. Nous avons observé le paysage réel comme nous avons observé ces différents modes de représentation. Au final, ce que nous en avons déduit relève de notre perception. Une perception imprégnée d'images culturelles, traditionnelles, mais aussi de réalités. Et des réalités il y en a autant qu'il y a d'individus.
Cependant, dans le désir de créer un champ lexical symbolique de l'Orne commun, nous avons réinterroger ce qu'est le patrimoine, et la manière dont il se construit. Nous avons développé un patrimoine sensible collectif, tenant autant compte du patrimoine officiel de l'Orne que de tout ce qui compose nos histoires personnelles, notre quotidien, en cherchant systématiquement, non pas ce qui nous différencie les uns des autres, mais ce qui nous rassemble. Le Paysage selon des normands propose donc une vision collective de l'Orne à travers un lexique figuratif, qui révèle les liens, culturels, sociaux, que nous entretenons les uns avec les autres.
Au final, Le Motif dans le territoire a beaucoup évolué dans l'Orne. Plutôt que de trouver des réponses, j'ai posé des questions. Des questions que je n'avais pas l'impression de m'être posées avant. J'ai le sentiment d'être partie de la maison de mes grands-parents, pour finalement y être revenue, avec un regard neuf. J'ai le sentiment d'enfin visualiser les différents fragments du territoire, de comprendre la manière dont ils s'imbriquent. J'ai le sentiment de voir le motif final du puzzle que je tente de reconstruire.
Je n'ai d'ailleurs pas eu le temps de terminer le puzzle qui représente les Alpes. J'ai rangé soigneusement dans la boîte les morceaux que j'avais pu faire, afin qu'ils ne se détruisent pas pendant le transport. En rentrant à Nantes, je suis retombée sur une vielle photographie de ma grand-mère. Elle est assise sur une chaise en plastique blanche. Elle fait des mots-croisés. J'aime beaucoup cette photo, elle a l'air paisible, détendue. J'aime me plonger dans ce petit fragment de sa vie, capturé pour toujours dans cette image. Derrière elle, on aperçoit des forêts de montagnes...
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.