Le temps de broder

Publié par Pauline Fremaux

Comme les rencontres sont désormais impossibles,  je décide de construire plusieurs supports d'échange permettant d'aborder ce projet selon ses axes de départ, mais de manière plus légère dans le support : peut-être qu'un support plus anecdotique permettra aux personnes avec qui j'échangerai par la suite de choisir plus sereinement le degré de pudeur ou de proximité qu'elles souhaitent établir au cours de nos discussions. J'aimerais croiser une pratique de portraits (pour l'instant soit via le dessin, soit plus lointainspour des portraits photographiques, dont j'espère qu'ils me permettraient un dialogue important, bien que moindre face à celui imaginé au départ, tout en abordant les questions de montrer/représenter/visibiliser que j'avais abordé), et des images comportant diverses strates de signes, qui pourront aussi me servir d'intermédiaire de communication.

La lecture de textes analysant l'histoire de diverses techniques de broderies me permet à la fois de comprendre l'origine de certaines pratiques de couture traditionnelles, mais surtout développe un ensemble d'images qui s'appuie en grande partie sur l'iconographie religieuse, et celle du conte. En y rattachant toujours la problématique de l'écriture, ces textes mettent en relief le temps démesurément long de la broderie, dont on ne sait pas s'il est pris à la brodeuse, ou s'il lui est donné. La broderie étant si lente, je décide de poursuivre la réflexion sur les matériaux concrets de l'écriture et de l'image, par un travail textile. Trois pans brodés, fixés temporairement à des grands châssis comme à des ventaux de fenêtre, monochromes, déploieront un ciel, un sol et un entre deux. Ce mouvement d'aller-retour entre le ciel et le sol, qui suppose des poses entre les deux, heurtées sur la surface du tissus à broder, est omniprésent dans les textes. Je voudrais travailler à la construction d'images indirectes, soit reflétées, soit partiellement occultées, soit révélées par la lumière, à la manière des grisailles sur le dos des polyptyques, qui, comme c'est le cas au Musée des beaux-arts de Besançon, posés quasiment contre un mur blanc, se révèlent uniquement dans leur ombre sur ce même mur, où l'on devine les silhouettes. Sur un monochrome, seule la lumière pourrait révéler des motifs, en se glissant dans les creux de la laine teinte. Ces grandes broderies pourraient devenir, par leur lenteur, le prétexte à des discussions prochaines, plus sereines et moins intimidantes du fait que les mains seraient occupées.

 

Ces trois panneaux me permettent de réfléchir à ce qui fonde à la fois le rapport au langage, et à la narration : ce qui peut faire récit, mais avant, fait signe, et autorisera, je l'espère, des discussions politiques sur langues parlées, langues pensées, représentation, et choses. Les trois pans doivent lentement basculer d'un usage quasi théorique des images et du langage, à un usage narratif peut être plus figuratif.

    recherches iconographiques et dessin de plantes
    Fragments d'annonciations pré-renaissantes et renaissantes: la rose de Jéricho.
    Certaines plantes adventices qui poussent sur le bitume ressemblent à celles peintes par les maitres flamands et italiens.

    Certaines plantes adventices qui poussent sur le bitume ressemblent à celles peintes par les maitres flamands et italiens. Le premier panneau, Bleu Prusse, un ciel, sera constitué de ramilles et végétaux (ce motif est courant en broderie médiévale, outre les lettres et les larmes). L'importance de la lettre hébraïque (prise comme ensemble et partie d'un tout qui lui même reflète le tout du monde), est constituée à l'inverse de la lettre romaine, qui , en ce qui concerne la religion, est la langue "tampon" qui a permis la diffusion et l'impression de la bible, sans pour autant être langue sacrée. Brisés, les segments de cette seconde écriture retrouvent une matière qui la rend confuse entre objet, et symbole, et lui donne une littéralité qu'elle n'a pas, et qui la fait ressembler parfois à des caractères d'autres issus systèmes d'écritures. C'est dans ces bris, dissimulés et semés entre les végétaux comme une tasse qui aurait cassé en tombant à terre, qu'apparaitra un motif de ciel. 

    peinture de plantes sauvages, dessins préparatoires
    lavis à l'encre de cartouche, à l'eau, rehaussés de jus de betterave.
    essais de dessins pour les panneaux à venir.

    Comme le détail seul permet à l'oeil de se promener, les rares promenades réelles sont l'occasion d'une observation rigoureuse des végétaux qui ressemblent à ceux des toiles scrutées. 

    chassis en bois de hêtre
    Chassis en hêtre, conçus en partenariat avec Antoine Mazurier, et réalisés par lui (un sur trois)
    écheveaux de laine bleu de prusse, ocre (foin), et vert (jeune pousse)
    Écheveaux de laine teintés et produits par la filature Terrade.