6 mars 2018 : aussi profond que le ravin

6 mars 2018 : aussi profond que le ravin

Publié par Sarah Turquety

Journal du projet

Au petit matin, le peintre Jacques Dégeilh me questionne : et aujourd’hui ? Je lui parle de la rencontre précédente, de ce que j’ai en tête depuis le mois de janvier : le mot ours habité de peurs réelles, ici en Ariège, une des rares endroits de France où c’est encore le cas. Lui a filmé l’ours dans les montagnes. L’a rencontré debout. Me parle de la peur d’être mangé. De cette peur que l’on ne connait plus. De l’anthropophagie, car l’ours s’apparente à l’homme par bien des points. Je pense à ces images vues la veille au soir : Chiara Mulas, la plasticienne sarde, face à la chèvre, devenant la chèvre, par métamorphose successive.

Dans la salle parquetée de la MJC, les enfants ont des visages qui me deviennent familiers. Je leur ai préparé un échauffement simple, que l’on commence en cercle : massage du visage, de la tête, des bras, des jambes, des pieds, du dos. On se redresse alors, on ouvre le regard, on dit son prénom. Deux fois en cercle, puis dans un point de l’espace, puis face à un mur, puis face à un autre rencontré dans la marche. Puis l’un masse l’autre, puis l’autre masse l’un. Des rires. Des gènes. Puis en cercle à nouveau.
Je leur apprends pour clôturer un proverbe tibétain :

Au loin

J’ai regardé au loin
J’ai vu quelque chose qui bougeait
Je me suis approché
J’ai vu un animal
Je me suis encore approché
J’ai vu un homme
Je me suis encore approché
Et j’ai vu que c’était mon frère.

Je leur demande comment ils ont vécu ce moment de massage : sensations / perceptions / émotions. Difficile de distinguer entre les trois pour eux, d’expliquer pour moi. J’écris une liste de verbes : être touché(e) par / toucher / sentir /  se sentir / ressentir / ça me rend / transformer / être transformé(e).
Par deux, je leur demande de conjuguer, d’explorer les conjugaisons, de largement déborder de la conjugaison, d’enrichir.
Puis chacun lit.

Après la récréation, je reviens sur le mot ours, sur la peur. Je parle du tout petit enfant qui appelle sa mère, de son apparition renouvelée. De l’inscription très profonde, très ancienne de la fonction créatrice du langage. Des mots qui ont une charge et que nous hésitons à employer par peur de voir se matérialiser cette chose. Nous dressons 4 listes : les mots qui font peur, les mots qui provoquent le dégout, les mots qui rendent joyeux, les mots qui rendent tristes.

L’après-midi, je leur demande ce qu’ils ressentent/ comment ils perçoivent un des mots qu’ils choisissent entre silence, vide, inconnu, miroir, trace.
Ils sont par deux, ils sont devant la page blanche, ils ne savent pas. Les mots arrivent, profond.

Je rentre avec des textes, nombreux, des visages lumineux, des enregistrements sonores, quelques photos prises par Dorian, des idées pour le site, l’impatience de mon rendez-vous demain matin avec les graphistes ROVO pour réfléchir à l’utilisation de cette matière, l’envie de revenir.