Les Argonautes est un documentaire fantastique écrit et réalisé de manière collaborative avec une classe de CM2. Nous avons imaginé les ateliers comme la préparation d’une expédition en mer : lors du tournage, les élèves ont embarqué dans un bateau-studio de cinéma, fragment de navire construit pour l’occasion. Le court-métrage, conte maritime moderne, suit l’histoire d’un groupe d’enfants qui se réveille dans un bateau à la dérive au milieu des flots. Personne ne sait comment ils ont atterri là. L’équipage isolé découvre les traces de marins mystérieusement disparus, ainsi qu’une étrange fleur bleue qui envahit le navire. La plante transporte les enfants vers les souvenirs et les rêves qu’ils ont laissés sur terre ; une mémoire collective du bateau prend forme au fil de leurs récits.
Ce projet explore les rapports qu’entretiennent les jeunes habitants du littoral de la Manche avec l’univers qui leur fait face : la mer.
La mer fait scintiller un imaginaire aux multiples visages ; elle regorge de récits de voyages, de légendes et créatures mythiques. Pourtant, le lyrisme maritime a fini par se tempérer, atténué au fil du temps par les activités humaines qui cherchaient à maîtriser cet espace récalcitrant. Les eaux cartographiées, devenues zones d’échange et de commerce, sont aujourd’hui exploitées comme des plaques tournantes de l’économie moderne. Les distances incommensurables, les profondeurs insondables s’estompent sous l’œil des outils de mesure contemporains. Les grandes traversées sont devenues l’entreprise de courses médiatisées ou de croisières touristiques, tandis que les littoraux se retrouvent réservés aux vagues de vacanciers. Alors, la mer continue-t-elle d’émerveiller ?
Nous avons pris comme point de départ un court épisode du mythe des Argonautes : une nuit, le pilote de l’Argo s’endort à la barre et fait un rêve. Le bateau change alors de cap et suit la direction du songe du navigateur. A l’image de ce vaisseau qui fait route vers le territoire des rêves, nous nous sommes laissés guider par les récits oniriques et l’imaginaire d’une classe d’enfants de dix ans dans l’école primaire de La Bloutière.
Au fil des ateliers, les élèves sont eux-mêmes devenus des Argonautes – ils se sont construit des personnages à partir des protagonistes du mythe grec, mais aussi de figures de navigateurs et navigatrices réels ou imaginaires qui les ont inspirés. Les jeunes ont notamment rencontré l’océanographe Paul-Henri Nargeolet, grand explorateur de l’épave du Titanic qui a également travaillé dans la Manche, ainsi que les capitaines du port de Granville Antoine Busiaux et Julie Lhéraut. Ils ont aussi suivi un ciné-club, les « Histoires de midi » : une sélection d’extraits de films qui illustraient chaque jour pendant une heure, de onze heures à midi, les techniques et l’histoire du cinéma.
Pour écrire notre scénario collectif, nous nous sommes inspirés des contes et légendes qui peuplent le littoral normand : l’atmosphère magique et les figures mystérieuses de cette mythologie maritime habitent le film. Les sirènes croisées par les Argonautes dans le mythe classique sont ainsi devenues des Fées des Houles, habitantes secrètes des falaises et grottes des côtes de la Manche. Ces fées, dont le corps se recouvre d’algues et de goémon au fil de leur vie, vivent en sociétés matriarcales et sont invisibles pour les humains ; elles sortent la nuit, au clair de lune, et peuvent choisir d’aider ou de piéger ceux qui croisent leur route.
Différents dispositifs nous ont aussi permis d’écrire à partir des expériences singulières des enfants : chaque élève a rédigé des récits de rêves, des « listes des choses qui font battre le cœur », des lettres de marins destinées à leurs proches, parents, amis, animaux – des récits intimes qui racontent la vie imaginée à bord du navire, mais aussi leur passé bien réel. L’idée était de les amener à se remémorer leur vie sur le littoral, de faire l’expérience du temps maritime et de la solitude du navigateur : que ressent un marin après une longue période en mer ? est-ce qu’un matelot, un pêcheur, un explorateur ou un capitaine font les mêmes rêves ? Ces « lettres en mer » ont été enregistrées sous forme de voix-off, et s’entrelacent dans la bande-son du film.
Afin de mettre en scène notre conte filmique, un décor a été entièrement construit par les élèves des filières Menuiserie et Charpente de marine du Lycée Doucet à Cherbourg, sous la forme de six panneaux de bois modulables. Nous avons également établi des partenariats locaux pour remplir notre bateau d’accessoires. L’idée était de donner vie aux décors rêvés par les enfants : ils ont imaginé quatre pièces principales dans le navire, chacune habitée par une atmosphère propre, une ambiance chromatique et sonore. L’observatoire, la salle terrestre, le dortoir et le ponton ont ainsi pris vie à tour de rôle dans notre studio maritime. L’observatoire est une salle technique où on trouve toutes sortes d’objets mécaniques et de navigation, des cartes, des outils. La salle terrestre constitue le cœur du bateau : pour les enfants, il était logique d’avoir un endroit où aller quand on se sent nostalgique de la terre, un espace rempli de plantes dans lequel on peut se sentir comme dans une forêt. Le dortoir est un lieu intime fait pour que l’équipage se repose, une pièce-camping où se mélangent oreillers, lits, objets personnels… Enfin, le ponton constitue l’extérieur du bateau, il est réalisé avec un fond vert sur lequel sont incrustées des images de la mer.
Pour préparer son expédition-tournage, la classe a appris à fonctionner en équipe de cinéma et de navigation : le thème maritime et le dispositif filmique ont en effet de nombreux points communs, et l’équipage de ciné-marins s’est organisé de manière coopérative et responsable. Chaque enfant a expérimenté différents métiers du cinéma (son, image, réalisation, écriture, scripte, décorateur, accessoiriste…) avant de devenir acteur pendant la semaine de tournage.
Durant plusieurs mois, les enfants ont aussi tourné leurs propres images documentaires : à tour de rôle, ils ont ramené une petite caméra chez eux pour faire une « boîte à souvenirs filmique » - ils ont filmé tout ce qui leur manquerait sur terre s’ils partaient longtemps en mer. Ces images à hauteur d’enfant sont intégrées au film sous forme de souvenirs qui reviennent aux personnages lorsqu’ils touchent les myosotis ; ces fleurs bleues symboles de mémoire, surnommées « ne m’oublie pas » en français ou « forget-me-not » en anglais, envahissent peu à peu le navire.
Il y a donc un double enjeu dans ce projet : plonger dans l’imaginaire d’un groupe d’enfants du littoral normand, et les amener à parler de leur rapport au monde qui les entoure à un âge de bascule vers l’adolescence. Si la thématique du huis-clos est inhérente aux histoires de bateaux, elle fait aujourd’hui écho aux confinements et à l’enfermement généralisé. A travers la métaphore du voyage maritime, les jeunes sont amenés à partager leur ressenti face à cette situation exceptionnelle, et à raconter les changements occasionnés par l’isolement forcé. Le grand départ imaginé en mer reflète aussi un autre départ bien réel : celui des enfants qui quitteront bientôt l’école primaire pour entrer dans une autre étape de leur vie. Ce regard enfantin porté vers l’arrière constitue le cœur de notre récit. Les Argonautes opère ainsi un mouvement de dialogue incessant entre voyage et isolation, documentaire et fiction, rêve et réalité : un conte moderne dans lequel la mer réfléchit la terre, et l’une ne se pense pas sans l’autre.
Par le(s) artiste(s)