Il y a une œuvre : « Les Châteaux de la colère » d’Alessandro Baricco, qui nous touche particulièrement. Il y a une pratique : celle de la scène et de la recherche physique qui mêle théâtre et danse. Et il y a un défi : transposer une œuvre sans la dénaturer. Comment raconter une histoire sans devoir tout dire, tout éclairer ? Nous choisissons de prendre en charge ce que le roman comporte d’évènements physiques. Nous travaillons sur les trajectoires des différents protagonistes, et nous pensons que ces trajectoires mettent en relief leurs fragilités et leurs humanités. Si c’est par nos actes que nous nous définissons, il en va de même pour ces personnages de romans. Dans l’œuvre de Baricco il y une poésie des gestes faisant penser aux didascalies minutieuses d’une pièce de théâtre. Ces « didascalies » sont pour nous un appel au jeu considérable autant qu’un grand danger. Nous ne devons pas nous arrêter seulement à ce qu’elles décrivent, mais chercher ce qu’elles disent en secret des personnages.
ACTE DE PARLOPHONER = parler avec des personnes avec qui tu pourrais pas parler normalement des personnes qui sont loin des personnes qui parlent pas la même langue que toi des personnes qui partagent pas la même culture que toi PARLOPHONER C’EST TROUVER UN LANGAGE COMMUN « Il neigea. Sur le monde entier et sur Pekisch. Un son très beau. » Que fait-on de nos livres ? Que fait on de nos histoire ? Qui peut encore nous raconter une histoire en entier, nous faire frissonner dans le noir de peur et nous faire rire de joie, tous ensemble. On a envie d’utiliser nos livres, nos romans, nos histoires, sans les transposer de manière littérale, sans les réécrire, mais plutôt en s’en servant comme des guides. En se servant de ce qu’elles provoquent chez nous comme émotions. Quel mouvement se crée dans le corps quand on lit, ou quand on nous raconte une histoire ? La lecture des "Châteaux de la colère" d’Alessandro Baricco a provoqué successivement chez nous une vague d’incompréhension et de surprise, la sensation de mouvement des personnages à l’intérieur de nous, et l’envie de les voir se déployer en dehors, d’exister autrement que par les mots si bien agencés les uns après les autres. Le roman met en lettres une multitude de personnages aux vies croisées, et aux lubies ahurissantes vaines extrêmement sérieuses. Il déplace la norme dans de nombreux aspects, sociale et professionnelle notamment. Baricco crée une réalité alternative où la poésie des personnages dicte l’évidence de ce qui doit être ; car eux, les personnages sont des être entiers, guidés par une simple et absolue volonté de construire des objets invraisemblables. Quinnipak est un endroit où se rassemblent et se condensent une multitude de caractères inarrêtables et passionnés, qui ne perdent pas de temps à questionner la légitimité de leurs quêtes, puisqu’au moment T, c’est elle qui parait la plus nécessaire et essentielle. Notre parti pris est de dire qu’une lecture est une aventure physique : elle a beau être impalpable, notre corps en lisant traverse bien des états. Comment travailler alors la physicalité d’un récit ? Simplement en suivant les descriptions des personnages du type « l’un a la démarche lourde et lente et l’autre est petit et vif » ? C’est une voie possible, mais au delà des personnages, la manière dont leur histoire est racontée compte pour beaucoup. On sait qu’une lecture peut être bonne ou mauvaise selon comment elle vient à nous. Il y a bien un style, une plume, ou un mystère dans l’écriture qui lui donne son charme. Comment ce charme arrive t-il jusqu'à nous ? Par quel chemin se faufile t-il jusque dans notre corps ? Nos corps pleins d’histoires sont nos instruments : il nous faudra raconter, sans utiliser les mots qui font sens tout de suite à nos oreilles, justement en ne cherchant pas tout de suite le signifiant. Nous n’excluons pas les mots, mais ils ne sont pas nos premiers outils de conteur, nous voulons nous concentrer d’abord sur ce que le récit porte d’événements physiques. "Les châteaux de la colère" compte nombre de moments qui ne nécessitent pas beaucoup de mots pour être explicites, voire, pas de mots du tout. Notre pari est d’opérer un travail de traduction des Châteaux de la colère, allant du texte aux corps, des corps aux sons, des sons aux décors. Il s’agit, comme en linguistique, de comprendre comment d’une langue à une autre la construction de la phrase change ; comment, d’une langue à une autre, on ne cherche pas la traduction littérale mais plutôt l’équivalence du signifiant. Comment donc, nous pourrions aboutir à un langage commun traversé par des langues dont les fonctionnements diffèrent. Chercher l’équivalence poétique par la symbiose du son, de la lumière, des voix et des corps, de la scénographie et des costumes. En deux temps imbriqués, voilà l’enjeu de la recherche dramaturgique : l’exploration du microcosme des possibilités de la physicalité des personnages ; et celle menée au cœur du macrocosme de la création scénique des châteaux de la colère, parmi les autres médiums. L’ambition n’est pas de copier le livre, mais d’en faire sortir sa matière, de lui faire cracher son histoire, sa musicalité. Une fois que l’on a clarifié les enjeux de l’histoire, nous entremêlons la danse et le théâtre. Dans ce travail nous partons de l’invisible, de ce qui agite les personnages de l’intérieur. Notre démarche part plutôt des sensations, des états physiques et des gestes intuitifs plutôt que d’un sens déjà donné. Nous travaillons sur le sensible : nous voulons raconter une histoire au travers des corps par delà la sensation et au delà de la narration. Ainsi le texte fonctionne pour nous comme une partition qui est un point de départ pour des développements physique. Nous cherchons ainsi une écriture qui entremêle étroitement les mots, le texte simple et essentiel, et des partitions physiques. Ce sera l’enjeu dramaturgique. Baricco écrit a propos d’un événement exceptionnel dans son roman « La vie quand elle vit plus fort que la normale » : qu’est ce qui fait qu’un moment est plus intense qu’un autre ? Quelle énergie vitale se déploie dans ces moments de vie plus forts que la normale ? Nous tentons de répondre à ses questions aux travers de l’acte théâtral et du jeu, en nous questionnant sans cesse sur la meilleure manière de traduire, conter, laisser voir. Si nous parlons de physicalité, c’est parce que nous entendons par là un langage que l’on construit à partir de sensations, d’intuitions et de réflexions autour du mouvement. Comme les phrases d’un livre, qui s’accordent, s’ajustent, se complètent, se coupent, s’interrompent, le corps a son propre langage. Le corps nous raconte. Il parle même quand on ne lui demande rien sous forme de tic, de toc, de démarches, de positions prises par habitude, inconsciemment. Comment alors faire de notre corps d’acteur un corps conscient de lui même, dans l’espace et dans le monde ? Un corps et un esprit qui racontent la même histoire, partagent les doutes, les pertes, et de manière plus ou moins visible, les cicatrices. Nous aurons d’abord à épurer le récit, à le réduire à des enjeux simples, à des événements marquants : nous devons en extraire l’essence. L’essence c’est aussi saisir le désir primaire de l’auteur, ce sur quoi repose l’histoire. Pour écrire il faut un élan physique, de la même manière nous devons trouver cette impulsion pour notre recherche. Nous cherchons à tâtons notre manière de raconter des histoires. Nous sommes en quête de la poésie et nous savons qu’elle ne se trouve pas que dans les mots, que dans des vers signifiants, mais qu’elle fait partie de nos quotidiens et qu’il nous faut exercer nos regards pour l’apercevoir de temps en temps. Comment notre quotidien bascule dans la poésie ? À quel moment il est intéressant pour le protagoniste de basculer du corps quotidien vers un corps dansé ? Précisément à quel moment le quotidien ne suffit plus à raconter les enjeux de notre récit ? Bertolt Brecht écrit dans "le Petit Organon pour le Théâtre" que le quotidien « s’exprime à voix trop basse ». Nous cherchons donc le langage qui le fasse entendre mieux. Nous avons fait le choix d’ un langage physique, organique. De transposer la poésie des mots à la poésie des corps.
Cantal
Par le(s) artiste(s)
Par les participants