Que signifie "habiter un lieu" ? Vers quelle(s) forme(s) nos habitats évoluent-ils ? Peut-on envisager d'autres manières d' "habiter" ? Ces questions sont centrales dans notre pratique de designers. Bien que nous ayons eu l'occasion, à travers différents projets, de les explorer, nous les avons toujours abordées sous le prisme de la rationalité inhérente au métier de designer (usages, faisabilité, coût de production...).
Ce projet de recherche naît de l’envie de réfléchir en dehors des schémas de pensée auquel nous sommes rompu.e.s, pour défricher d’une manière nouvelle cette question de l’habitat de demain, proposer de nouveaux imaginaires, générer de nouvelles formes «d’habiter».
« alors que le bâtir reposait auparavant sur l’habiter, la position s’est inversée, et l’habiter repose désormais sur le bâtir ». Cette citation, extraite de l’ouvrage Marcher avec les dragons de l’anthropologue Tim Ingold, nous travaille depuis quelques années déjà, et constitue la porte d’entrée de ce projet de recherche et de création.
La notion d’habitat est en effet une thématique centrale dans notre pratique de designers. Déterminer ce que signifie et surtout ce qu’implique «habiter un lieu» nous anime particulièrement, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, parce que ces questions entrent en résonance directe avec notre métier : les modes de vie évoluant continuellement, il est nécessaire de repenser les environnements, les espaces, le mobilier, les objets qui nous entourent, au regard de ces transformations. D’autre part parce que cette thématique de l’habitat et des lieux de vie est intimement liée aux problématiques économiques, sociales et environnementales actuelles : l’accès aux ressources, la consommation énergétique, l’empreinte carbone d’un logement, le vivre ensemble, la problématique de surpopulation… sont autant d’enjeux qui gravitent autour de la notion d’habitat.
Ainsi, force est de constater qu’il existe de nombreuses tensions voire contradictions entre les enjeux actuels, nos manières d’habiter et de vivre les espaces, et la rigidité du bâti qui lui n’a que très peu évolué depuis quelques siècles. On peut alors se questionner sur la pertinence de cette rigidité, dans des sociétés où tout tend à devenir plus flexible.
« d’un côté, il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique [...], de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l’un à l’autre en se laissant glisser, on ne passe pas de l’un à l’autre, ni dans un sens ni dans l’autre : il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche »
(Georges Perec, Espèces d'espaces, « Portes », éd. Galilée, Paris, 1997 (1974), p. 73.)
Nos habitats sont également contraints de l’intérieur, structurés selon une organisation fonctionnaliste. N’y aurait-il pas d’autres manières de construire l’espace, plus en phase avec nos modes de vie actuels ?
« on peut penser à un partage reposant, non plus sur des rythmes circadiens, mais sur des rythmes heptadiens : cela nous donnerait des appartements de sept pièces, respectivement appelés : le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir et le dimanchoir. »
(Georges Perec, op. cit., p. 73.)
Peut-être faut-il remettre en cause les limites et les cloisonnements qui structurent nos habitats, afin que l’espace s’adapte à ceux qui y vivent et non l’inverse. Donner plus de souplesse et de légèreté à ce qui est aujourd’hui rigide et fixe, jusqu’à déraciner complètement l’habitat. Ou peut-être vaut-il mieux considérer que notre manière d’habiter n’est plus du tout la bonne, que, comme l'affirme Theodor W. Adorno dans Minima Moralia, « le temps de la maison est passé ».
Peut-être faut-il éclater les murs.
Dans cet esprit, plusieurs de nos précédents projets explorent cette question de «l’habiter», et tentent, à travers des interventions dans l’habitat à différentes échelles (mobilier, murs, sol, lumière…), d’ouvrir de nouvelles perspectives pour penser nos lieux de vie.
Malgré tout, nous nous sommes rendu.e.s compte, au fil de nos explorations et de nos projets, que nous étions sujets à beaucoup de contraintes dictées par le contexte de création des projets (partenariat, cadre scolaire, coûts, outils et machines, réalité de la production, détails techniques...), si bien qu’il nous était difficile de nous laisser aller à penser librement à d’autres façons d’habiter. Alors que nous projetions d’ouvrir de nouvelles perspectives et de faire bouger les lignes, les méthodologies de création que nous avons ingérées au fil des années nous ont empêché de dériver. Comme si nous étions prisonniers d’un mécanisme ne nous permettant pas de nous projeter dans d’autres manières d’habiter, de créer d’autres façons de vivre.
Ce projet naît alors de l’envie de dépasser ces contraintes de création, de réfléchir en dehors du schéma de pensée auquel nous sommes rompu.e.s, pour défricher d’une manière nouvelle cette question de l’habitat de demain, proposer de nouveaux imaginaires, générer de nouvelles formes «d’habiter». Pour ce faire, la fiction nous semble être l’outil idéal à notre exploration. Les récits de fiction (qu’ils viennent de la littérature, du cinéma, de la bande-dessinée, du théâtre… qu’ils soient antiques ou contemporains) regorgent de villes rêvées, de mondes parallèles, de cités utopiques ou dystopiques, de sociétés secrètes, de villages cachés, de mondes miniatures… qui réinventent l’habitat et le vivre ensemble. Parfois même, certaines fictions ont inspiré le réel.
Ainsi, en s’extirpant des cahiers des charges qui guident habituellement nos projets, nous souhaitons imaginer des habitats fictifs. À l’instar du projet 100 chairs in 100 days du designer Martino Gamper, ou en nous inspirant de la méthode du Poker Design, nous mettrons en place un protocole de recherche nous permettant de générer des situations de départ toujours différentes, et donc des réponses toujours différentes. Avec cette méthode, notre but est de changer de point de vue, de raisonner différemment, et surtout d'imaginer d’autres réels et possibles futurs, sans restriction, en surfant donc parfois avec le loufoque voire l'absurde.
Nous mènerons cette exploration à travers différents mediums (dessin, collage, mash-up, maquette...), le but étant de produire des recherches foisonnantes et les plus diverses possibles, en mettant en place des univers et des langages formels riches. L'aboutissement de ce projet sera ainsi la mise en scène de cette exploration. Nous projetons de retranscrire cette recherche prolifique autour de «l’habitat de demain» dans un court-métrage, afin de donner vie à ces architectures rêvées.
En parallèle, les ateliers avec les enfants seront pour nous l'occasion de partager, au fil du projet, notre exploration ainsi que nos méthodes de travail et de recherche, autour de ce thème de l' "habiter autrement". Nous inviterons les enfants, à travers différents temps de création, à rechercher, défricher, manipuler, triturer... et ainsi créer leurs propres imaginaires et habitats rêvés, en explorant des outils et méthodes de création que nous mettrons à leur disposition. Nous souhaitons que ces temps d'atelier soient des moments d'éveil, de création et d'échange mutuels, enrichissants autant pour les enfants que pour nous. Menés en parallèle de notre projet de recherche, ces ateliers et notre exploration s'alimenteront mutuellement.
Par le(s) artiste(s)