Le premier chapitre s'ouvre par une réflexion presque anodine sur le quartier. Qu'entend-on par là ? Qui l'a créé ? Y est-on condamné ?
— C’est quoi un quartier, rétorqua Awa, tu veux dire quoi ?
Julien dévisagea Wawa. C’est comme ça qu’ils l’appelaient entre amis. Lui croyait être bien clair, s’exprimer librement. C’était trop tôt pour reformuler son idée. Mais il l’avait, neuve, solidement ancrée, et prête à reprendre son mouvement instoppable vers les lèvres.
Au même instant, il prit soin de sortir un couteau de son cartable. Pas un poisson, un crustacé, un vrai beau couteau tranchant. Et lumineux. Et grand. Un couteau de boucher.
— C’est pas pour faire peur, c’est pour vous montrer, t’as pas une pomme ? Wawa ?
— Non.
— T’as pas une pomme, Charlotte ?
— Non, chez moi, on en mange pas.
— Alors, y a plus qu’à attendre Reda, alors, y a plus qu’à ce que vous compreniez… mais y a rien à comprendre sans la pomme.
— Peut-être, dit Awa, mais tu devrais ranger ton couteau…
— C’est pas pour faire peur, insiste-t-il, c’est pour expliquer.
Awa cachait le souvenir d’un couteau similaire, quelque part dans sa tête, un souvenir qui jamais ne devait être atteint par des mots, des pensées. Elle répétait : « tu devrais ranger ton couteau ». Et Julien insistait : « mais c’est pour expliquer… ».
— Je suis pas une bête, on peut comprendre avec des mots.
— Oui avec des mots, dit Charlotte, pas besoin du couteau.
Julien montrait les dents parce qu’il rigolait mais les filles trouvaient, elles se disaient l’une l’autre, derrière leurs yeux bleus et noirs, qu’il faisait quand même sacrément flipper avec son objet. Parce qu’il était vrai, cet objet, il pouvait blesser.
— Si vous continuez à râler, Wawa, je vous coupe la langue !
— Laisse nous tranquille. Tu vouvoies, haha, tu vouvoies, haha, au traître ! t’es pas du quartier toi ici, t’es des beaux quartiers, ceux qu’on voit très bien qui croient qu’on les voit pas.
— Bah…
— Peut-être, dit Awa, on pourrait seulement en casser un peu la lame ?
— Après, dit Julien, après, après !
— Après quoi ?
— Tu verras.
— Quand ?
— Tu verras.
— On sera plus là, assura Charlotte, ça va bientôt…
Elle riait. Reda arrivait, loin de la scène, il approchait une pomme à la main. Il la tenait au bout de son bras, tendu vers le ciel. Il marchait comme ça. Il arrivait vers eux. On échange quelques regards, et il laisse tomber le fruit par terre.
— Pourquoi ça tombe, demanda-t-il à ses amis, pourquoi ?
— C’est la loi
— C’est comme ça.
— Oui, c’est ça, la loi. Tiens, et toi, tu es son messie, et tu m’apportes la pomme. La pomme dont j’avais besoin, c’est bien. Donne-moi la pomme, s’il te plaît ? Donne-la moi…
— Pourquoi ? demanda Reda.
— Tu verras, répondirent en choeur Awa et Charlotte.
— Donne-lui, tu vas voir, ajouta l’une des deux.
— On voudrait comprendre, allez, donne.
Reda accepta sans râler. Il donna la pomme. Julien prît alors le couteau. Il faisait de grands gestes, puis il découpa dans la pomme un quartier. Et il dit :
— Voici un couteau, voici une pomme, voici un quartier… Qu’est-ce que vous voyez ?
— Tu as juste coupé un morceau de la pomme.
— Non justement, Reda. Bravo, Juju ! c’est ça un quartier, expliqua Awa, on l’a découpé et il est plus avec la pomme.
— Il est plus avec la pomme, répéta aussi Julien.
Le quartier, il n’était plus avec la pomme. Et Julien tenait le quartier dans une main, le restant de la pomme entière dans l’autre, le couteau entre les dents. Il écartait les bras de plus en plus. Puis il les resserrait pour reformer la pomme toute entière et les écartait à nouveau. Il ne cessait pas de faire ce geste. Il fit tomber dans la poussière, au sol, les trois quarts restant de la pomme entière, il reprit le couteau dans sa main et piqua le quartier découpé dessus avec un air de ça-sera-moins-dangereux-ainsi.
— Alors, nous c’est comme le quartier. On est sur le quartier de la pomme là. Et les autres, les gens, ils sont sur la pomme. Et on peut pas nous recoller. Avec eux. C’est comme ça.
— On peut pas nous recoller.
— C’est pas possible. On peut pas défaire la coupe d’un couteau. On ne peut pas l’annuler.
— Mais qui, disait Awa, qui tient le vrai couteau ?
— Qui a tranché ? Et quand ?
Soudain, plus personne ne ressentait la peur du couteau tranchant que tenait Julien. Lui-même était devenu précautionneux en y réfléchissant. Il ne savait pas très bien de quel côté du couteau se tenaient ses parents, et lui-même. Les questions de ses trois camarades et les doutes troublaient lentement la surface de son lac intérieur. Il ne dit rien plus rien pendant quelques minutes. Il méditait. Il écoutait. Ses lèvres roses tremblaient comme un papier très fin, de soie, si vite froissé. Il habitait de l’autre côté de la Nationale, dans le vieux village de la Ville Nouvelle. Ses trois amis venaient des Grands Ensembles. Ils habitaient des barres ou des tours, il ne savait pas vraiment. On ne l’emmenait jamais de ce côté-ci de la voie rapide. Il regardait en l’air aussi longtemps qu’il fallut. Julien craignait plus que tout ses propres yeux quand, assoiffés et secs, ils imploraient comme lui l’eau fertile du réconfort et de la paix.
Maladroitement, l’un d’entre eux ramassa les trois quarts restant de la pomme entière et regretta qu’elle fut salie, car il faisait faim. Julien rangea alors son couteau dans son sac et le quart restant de la pomme dans la poche de son blouson. Il regardait ses baskets noires et blanches puis le sol. La sonnerie éclatait quand il se dirigeait avec les trois autres vers le hall, le grand hall de verre. Ils montaient tous d’un même pas les marches qui menaient sur la terrasse pavée à grandes dalles de la cantine. Ils avaient faim, ils n’avaient pas froid ; septembre est un mois très doux.
Terreau Terreur (extrait), juillet 2019