Jacquet, Laurent, La Marche de l'empereur

Principes (2/3) Marcher en groupe

Publié par Paul Andriamanana Rasoamiaramanana

Journal du projet

Les premiers temps du travail avec les enfants ont été des ateliers de recherche sur le mouvement. En m'appuyant sur trois exercices effectués par les enfants, je développe comment j'ai avancé dans ma recherche personnelle.

Nous regardons la Marche de l'Empereur (Luc Jacquet, 2004). En leur montrant ce film, je voulais qu'ils voient la force d'un groupe marchant vers un même endroit, peu importe la distance et comment il s'organise en fonction du paysage. Je voulais aussi leur montrer l'importance d'avoir un meneur dans un groupe : celui que l'on suit, qui est en tête du groupe, qui voit les obstacles et choisit la marche à suivre, dans les grandes colonnes, mais aussi, celui qui peut disparaître dans la masse lorsqu'on n'a plus besoin de lui, dans les regroupements lors de la ponte et de la couvaison.

Le motif du meneur a souvent été invoqué dans nos exploration avec les enfants. Mais il est problématique et, au fond, profondément politique dans le sens où, dès lors qu'on désigne un meneur dans un groupe constitué, on attribue à ce groupe une manière de fonctionner. Le meneur est-il attitré, peut-il changer ? Peut-il faire exactement ce qu'il veut ? Et le groupe, chaque individu dans le groupe derrière lui est-il uniquement voué à aller dans un sens unique ? Comment chacun peut-il être actif et non un simple suiveur ? Comment garder son statut d'interprète à part entière quand on est intégré à une masse ?

Ces questions n'ont jamais été posée en tant que telle, mais à observer les enfants, la place de meneur est une question sensible. Certains la prennent par la force, d'autres ont besoin d'un cadre, d'une désignation pour prendre cette place. Certains sont tétanisés à cette place, d'autres l'occupent de manière naturelle. Il n'est pas dans mon intention de faire une dissertation sur la figure du « leader naturel » mais, travaillant sur les éléments constitutifs et dynamiques d'un groupe humain, dans une période politique et électorale intense, sur un territoire où ces questions sont particulièrement sensibles et les votes contestataires forts, je ne peux nier que ces digressions ont orienté mon regard sur mon travail avec les enfants.

Je ne pense pas que le résultat final du travail puisse être qualifié, par quiconque, de brulôt. Cela tient probablement à ce que j'ai voulu faire de ce motif du meneur.

Le meneur est responsable des autres : les enfants forment une chenille. Ils ont tous les yeux fermés, sauf l'un des deux qui est en bout de chenille, qui a les yeux ouverts. La main droite ou gauche sur l'épaule de celui qui est devant, il faut s'adapter à son rythme de marche mais aussi arriver à lui faire sentir le sien. Le meneur est en charge de la dynamique et de l'énergie commune, c'est lui qui donne l'impulsion du départ et de l'arrêt, qui accélère et ralenti la course. Pour autant, les autres ne peuvent se départir de leur propre responsabilité. L'écoute de celui qui est devant et de celui qui est derrière est extrêmement importante et la chaîne peut se rompre du fait que l'on n'est pas assez concentré pour recevoir et faire circuler la dynamique du groupe.

Le meneur est un appui mais il doit gagner la confiance de celui qui est guidé : les enfants se mettent par deux. L'un a les yeux ouverts et l'autre les yeux fermés. Le premier doit guider le second de différentes manières, sauf en le tenant par la main. Les contacts se développent (pousser, tirer avec la main, avec deux mains, avec un bras...), la voix (en criant, en chuchotant) devient aussi une manière de guider l'autre, on expérimente alors les distances, guider tout proche ou bien à l'autre bout de la salle.

Ce jeu a sa variante très intéressante qui renverse le rapport de force classique meneur/menés, dans le rapport meneurs/mené. Un enfant, les yeux fermés, se retrouve au centre d'une ronde. D'abord, il marche, les autres, sans parler, doivent l'empêcher de sortir du cercle. Ensuite, il s'immobilisent et le cercle doit donner des indications orales pour le faire évoluer. Mais le cercle doit être à l'écoute car si on donne des indications diverses, ou trop rapides, le mené ne peut bouger.

Mener est une fonction, le meneur (celui qui reçoit cette fonction) est donc interchangeable. Le meneur peut redevenir mené et un mené prendre sa place. Dans un exercice inspiré des évolutions de bans de poissons, je demande aux enfants de s'agréger le plus possible. J'en désigne un pour être meneur de ce groupe. L'exercice est avant tout un exercice d'écoute. Pour le meneur, il s'agit de n'être pas en avance sur les autres, pour chaque membre du groupe, il s'agit d'être extrêmement attentif au moindre frisson pour pouvoir le prendre au vol. Si le meneur tourne sur lui même, le groupe fait de même et il disparaît aux yeux des autres, c'est celui qui est le plus en avant qui prend les rênes du mouvement.

A terme, le groupe, doit pouvoir évoluer sans meneur, à l'écoute simple.

La disparition du meneur est une des perspectives de mon travail : que le groupe fonctionne comme un organe, un corps indépendant, chaque membre étant tellement à l'écoute des autres qu'il n'y a pas besoin d'une impulsion individuelle pour bouger.

Les deux outils principaux de la réussie d'un tel projet sont : le regard périphérique et la respiration. Ces outils permettent d'anticiper un mouvement individuel ou général, sans avoir besoin de voir clairement les autres. Le regard périphérique est le développement d'une conscience aiguë des autres dans l'espace. Ses organes de perception sont les yeux et les oreilles. Non que le danseur réagisse à une quelconque sollicitation sonore mais que les zones les plus extrêmes du champs de vision sont hyper-actives, ce qui peut donner une sensation d'antennes derrière les oreilles.

Prendre conscience de la respiration des autres s'apprend en regardant d'abord le dos de quelqu'un devant soi. Une impulsion de mouvement se traduit d'une manière ou d'une autre (souvent par un inspire légèrement plus important que les autres) dans la respiration et donc dans le dos d'autrui. Regarder et écouter l'autre respirer permet aussi de caler sa propre respiration sur la sienne ou du moins de comprendre le rapport entre les deux rythmes de respiration, et donc de percevoir les modulations de ces rythmes.

Jouer avec un meneur permet de préparer le groupe à cette indépendance.

Mais le meneur reste aussi, et c'est là-dessus que j'aimerai finir, le garant du plaisir des autres. Lorsque chaque membre du groupe mené est en confiance avec son meneur, et que ces membres sont à l'écoute les uns des autres, un réel travail d'improvisation peut commencer. Le meneur peut et doit prendre des risques, emmener le groupe hors des sentiers. Ce plaisir du risque et de la surprise sont les qualités que j'attends d'un meneur au sein d'un groupe de danseurs.

Photo : Jacquet, Laurent, La Marche de l'empereur

Thème(s)
Corps et geste