Anna Wloch, Café Müller, P. Bausch

Principes (1/3) Marcher en soi

Publié par Paul Andriamanana Rasoamiaramanana

Journal du projet

Les premiers temps du travail avec les enfants ont été des ateliers de recherche sur le mouvement. En m'appuyant sur trois exercices effectués par les enfants, je développe comment j'ai avancé dans ma recherche personnelle.

J'ai marché de plus en plus vite jusqu'à atteindre la lumière.

J'ai marché super vite sur les nuages mais en fait j'étais sur un guépard.

J'ai marché sur l'eau lentement.

J'ai marché sur la voie lactée avec pour seule compagnie les étoiles.

J'ai marché d'arbre en arbre sans que le soleil ne s'en rende compte.

J'ai marché lentement comme un éléphant et puis je volais comme une raie.

J'ai marché à pas de léopard d'océan en océan.

La première fois que les enfants entrent dans l'espace où nous allons travailler, il y a des roulades, des cris, des pugilats, certains vont taper dans les murs, sautent et grimpent sur tout ce qui peut supporter leur poids... Pour qui n'est pas habitué – ce que je ne suis pas – le moment est critique : avoir été élevé aux côtés d'enseignants empêche d'avoir la naïveté de croire que c'est exceptionnel. Le premier doute est là : vais-je pouvoir mener à bien le travail si je dois faire la police auprès d'eux qui n'auront pas l'hypocrisie de me passer le moindre manque d'autorité ? C'est vertigineux, c'est excitant, c'est comme d'être pris au piège et d'avoir le sentiment que ce piège est justement ce qu'on attendait pour être à son endroit.

Il faut être stratège, il faut briser l'énergie de ce groupe avant de la reconstruire. Il faut isoler les enfants pour qu'à la fin ils puissent former, ensemble, un corps autonome et cohérent.

Leur demander leur prénom pour qu'ils s'individualisent.

Les faire s'allonger, les bras en croix, sans se toucher, respirer les yeux fermés, tenter qu'ils se posent complètement dans le sol, en lâchant le poids. Qu'ils fassent des grimaces pour se détendre le visage. Chacun pour soi.

Puis marcher, au centre et contre les murs et dans tout l'espace contenu entre ces deux pôles. En marche avant et à reculons ; accélerer et ralentir ; allonger ou raccourcir le pas. Etudier le déroulé du pied dans le sol, parler d'appuis dans le sol (ici, c'est agaçant, c'est compliqué : on fait de la danse sur tatamis ou sur un sol en béton, ils doivent fournir beaucoup plus d'effort pour se repousser du sol ; je plains leur chevilles et leurs genoux...), d'équilibre...

Et je leur demande de marcher les yeux fermés dans cet espace qu'ils viennent de parcourir, presque d'arpenter...

Je tiens ici à préciser que mon but est d'amener les enfants à un statut d'interprète (but que je n'ai compris que plus tard dans le travail avec eux et dans les discussions avec mes différents interlocuteurs). C'est-à-dire que je ne cherche pas uniquement à les « mettre en mouvement », ce qui ne justifierai aucunement a présence auprès d'eux dans le cadre d'une recherche artistique.

« On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. […] Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, […] il n’y a pas imagination. […] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. »

BACHELARD, Gaston, L’Air et les Songes, Paris, Le Livre de Poche, 1943, p. 5

Je me suis toujours proposé de comprendre le terme image que Bachelard utilise dans un sens très large, avec l'aide du travail d'Odile Duboc – précisément exposé dans son ouvrage Les Mots de la matière (Besançon, les Solitaires Intempestifs, 2012) et dans celui de Julie Perrin, Projet de la matière – Odile Duboc (Dijon, Les presses du réel, Pantin, CND, 2007) : les sensations (des émotions sur lesquelles on a pu mettre des mots), la proprioception (la perception de notre propre corps), la conscience de notre rapport à l'espace et les représentations que l'on a de ces trois choses en font partie ; dans le cadre du travail du danseur, ce sont peut-être les éléments principaux de l'imaginaire.

Ce que je cherche donc à faire, c'est mobiliser l'imaginaire des enfants, faire en sorte que le mouvement soit une porte d'entrée vers ce paysage intérieur (comme j'aime à me représenter le mien). J'attends d'eux non seulement qu'ils habitent leur mouvement mais qu'ils arrivent à comprendre et donc à dire ce qu'ils ressentent, ce qu'ils se représentent quand ils dansent. Ces mots, que j'ai récoltés, je m'en sers comme des ressorts pour réactiver le processus d'imagination (l'aller retour entre le pays imaginaire et le réel) lorsque je sens qu'ils ne dansent plus.

Revenons à nos jeux les yeux fermés.

La première difficulté est de se déplacer dans l'espace sans se cogner aux autres. Il y a bien sûr la solution évidente de tendre les mains devant soi. Mais à force de le faire et le refaire, les enfants découvrent que l'ouïe est aussi un moyen de se repérer dans l'espace : le bruit des pas, du souffle ou des rires alentours permet d'apprécier les distances. Plus intéressant encore, et témoignant du développement d'une plus grande profondeur de perception : « le vent que font les autres autour de moi », la chaleur qui émane des autres à leur approche. C'est-à-dire, un « sens du toucher » plus aigu, déplacé des mains vers l'ensemble de la peau, une sensibilité affranchie du toucher direct, qui va chercher quelque chose de l'ordre de l'aura.

« Quand je suis immobile, les yeux fermés, j'ai l'impression d'être une statue et quand je marche, d'être une voiture. »

J'organise une ronde. Je demande aux enfants de se tenir par la main (demande hautement compliquée, à ma grande perplexité, qui me demandera plusieurs séances à régler réellement, surtout entre fillles et garçons) et de fermer les yeux.

La ronde-chaîne se met en branle et évolue dans un silence perturbé par des cris de surprise.

A la fin, les enfants me font trois types de retour : les retours techniques, les retours sensoriels et les retours poétiques.

Les premiers concernent l'exécution mécanique de l'exercice : je suis tombé, j'ai eu mal parce que les autres ont trop tiré, je n'ai pas pu suivre, les autres vont trop ou pas assez vite par rapport à ma propre vitesse...

Les seconds concernent les sensations physiques : j'ai eu le vertige, j'ai eu peur de marcher sur quelqu'un ou de me faire marcher dessus. Ceux-là m'ont permis par exemple de développer des exercices, plus tard portant sur la confiance dans l'autre.

Les derniers concernent justement des images : j'avais l'impression d'être sous la mer, d'être comme un naufragé, de flotter...

Les enfants ont particulièrement aimé les exercices que je leur ai fait faire les yeux fermés. J'ai noté qu'ils en ressortaient toujours un peu chamboulé et plein d'images, satisfaits... Cela m'a conforté dans l'idée que ce que j'appelle pays imaginaire trouve sa source (même s'il n'y est pas circonscrit) dans un paysage intérieur dans lequel il fait bon aller se promener régulièrement. Avoir les yeux fermés permet cette intériorisation : ressentir autrement son équilibre, les mouvements musculaires et circulatoires, infimes mais qui nous agitent constamment.

Nous regardons un extrait de Café Müller de Pina Bausch. Les enfants y voient des fantômes, avant de comprendre que les danseuses ont les yeux fermés. Je leur parle de la confiance qu'elles ont dans leurs partenaires et de la capacité d'anticipation de ceux-ci pour éviter qu'elle ne trébuchent sur les chaises et les tables qui jonchent le sol.

Photo : Anna Wloch, Café Müller, P. Bausch

Thème(s)
Corps et geste