L’objectif de cette troisième semaine de présence à l’école était d’introduire le texte de la pièce dans le travail avec les enfants, et de poursuivre l’avancée dans l’histoire en s’emparant des discours des personnages. Plusieurs enjeux de taille : les enfants allaient-ils pouvoir s’approprier un texte complexe voire cryptique, le mémoriser, et le jouer ?
La version finale du texte est écrite sous la forme d’un mythe versifié, dont l’intégralité des répliques est composé de discours publics. Pour en construire la langue, l’auteur, Théo Cazau, est allé piocher dans le Dictionnaire Universel de Furetière, datant de 1690. L’objet de ce travail était de créer une langue mythique en employant des mots aujourd’hui obsolètes. Le partage d’un lexique commun, avec les acteur·rices, vient charger, densifier le sens des mots, mais la maîtrise de ce langage n’est pas requise du public. La compréhension passe bien davantage par les sonorités des mots, leur mise en bouche, leur puissance évocatrice, que par la référence précise à leur définition. C’est ainsi qu’on va croiser, dans cette histoire faite d’oppression et d’assignations, de goûts et de dégoûts, de beauté et de laideur, des termes comme la « chansissure », les « viandes », « busques droits », les « escarres », « le tranche-lard ». Le vocabulaire est violent, comme l’est cette histoire. Mais il n’est pas que violent par ses termes : toute cette histoire de conquête de la lumière et d’une place au soleil est aussi une conquête de la langue. Ce que les Maxistes et les Bedondaines n’entendent pas, ou ne veulent pas entendre dans le discours des Gaëgistes, c’est la possibilité même d’une pensée articulée : ils sont systématiquement renvoyés au « bruit » plutôt qu’à la parole. L’entrée en scène des Flofistes, prenant les relais des Gaëgistes lors de l’assassinat de Gaëg (voir Le Mythe Fondateur), a pour but de se saisir de la parole pour la tordre, plutôt que de faire un effort pour parler le langage des dominants. Pétrie d’anglais, de rimes internes, d’un rythme scandé, la langue de Flof est une langue qui « parle mal », volontairement, et comprenne qui pourra : une manière de trier sur le volet la véritable famille.
Une crainte, évidente, à l’heure de proposer ce texte aux enfants : déjà peu compréhensible pour nous, quelle allait être leur réaction face à un tel vocabulaire ? Allait-il falloir passer par un mot à mot rébarbatif, expliquer chaque définition, en donner des exemples concrets ? Nous avons fait le choix inverse : plutôt que le mot à mot, leur transmettre le sens général de chaque réplique, porté par une gestuelle visant à imager, à concrétiser les répliques, à la fois dans la situation (dans quel état est le personnage lorsqu’il dit ceci, et pourquoi) et dans le sens des mots employés. Nous avons donc préparé à l’avance chacun des discours, et choisi méticuleusement les gestes associés pour chaque réplique, afin de mettre en place une transmission par imitation auprès des élèves : l’objectif était ici de leur donner un véritable enthousiasme à s’emparer de ce texte complexe, par l’envie d’imiter les acteur·rices. Chacun·e des acteur·rices s’est alors occupé de construire son personnage avec le groupe d’enfants dont il ou elle était chargé, par la transmission de ces médaillons vocaux et gestuels qu’étaient chacun des discours.
Cette manière de procéder a mis au jour plusieurs choses : tout d’abord, le fait que l’apprentissage de mots inconnus n’était absolument pas un problème pour les enfants, et que la compréhension n’entravait à aucun moment la mémorisation. La superposition des mots et des gestes, en plus de son caractère évocateur, s’est avérée un excellent moyen mnémotechnique pour faciliter l’apprentissage des discours. Deuxièmement, le fait d’avoir fait de nos personnages des personnages collectifs, assumés par un groupe d’enfants, a permis de faire place à la timidité de certain·es sans imposer un mouvement d’intégration forcée dans le travail de la pièce. Le fait de partager la responsabilité à plusieurs a ainsi permis de laisser ouvert le degré d’investissement des enfants, et de respecter le rythme de leurs envies : les moins à l’aise ont pu ainsi prendre le temps d’apprivoiser cet environnement nouveau qu’est la scène sans qu’il leur soit mis un impératif de jouer immédiatement, ni de dire le texte s’iels ne le voulaient pas, puisqu’iels se trouvaient toujours dans un groupe où d’autres pouvaient prendre en charge la totalité du texte si besoin. C’est ainsi que petit à petit, nous avons vu naître l’enthousiasme chez celle·ux que l’on croyait les plus réticent·es au travail, chez les enfants les plus fermé·es ou les plus méfiant·es, sans avoir eu à les forcer, en laissant simplement ouverte la possibilité qu’iels participent le jour où iels se sentiraient prêt·es.
Voyant que les enfants parvenaient sans problème à s’emparer du texte, nous avons fait l’expérience de les laisser jouer une scène tout seuls, sans les acteur·rices : face à la réussite de ce moment d’autonomie, il nous a semblé impossible à partir de ce moment-là de faire intervenir à nouveau les adultes dans la pièce. Les acteur·rices ont continué à transmettre les différents discours de la pièce, mais ont cessé de jouer lors des filages des scènes.
Les problèmes rencontrés au niveau du jeu sont arrivés plus tard. Il est apparu au fur et à mesure que l’on découvrait de nouvelles scènes en avançant dans l’histoire, que les premières scènes se réifiaient : c’est-à-dire que les discours perdaient en vie, en intensité, et que les enfants ânonnaient de plus en plus le texte en oubliant le sens de ce qu’iels disaient. Cela a marqué le début de ce que j’ai appelé la « phase rébus » : quand les gestes associés aux mots ne sont plus venus soutenir la compréhension sensible du texte, et l’imprégner d’une émotion, mais sont simplement venus jouer le symbole, la devinette. La récitation prend alors le pas sur le jeu, parce qu’elle offre un confort que je n’avais pas anticipé : de toute évidence, les premières fois où les enfants se sont laissés aller à jouer une émotion, cela s’associait à une prise de risque et donc à une forme de peur et d’excitation, bien vite retombée avec le confort de ce qui a été déjà fait plus d’une fois et qu’il ne s’agit que de refaire. S’il s’agit là du lot de tous les acteurs et de toutes les actrices, que de tâcher de remettre du risque et de l’inconnu dans la répétition, cela est-il seulement possible avec des enfants ? En croyant les libérer, par l’imitation, de la responsabilité de « bien jouer », n’en avons-nous pas fait des robots incapables de sortir d’une musique mille fois répétée ? Nous ne sommes pas encore sortis de cette phase, et il appartient aux acteur·rices, sur les derniers temps qui nous restent avant le spectacle, de redonner aux enfants le souffle et l’enthousiasme préexistant aux mots et aux gestes.
Une autre réflexion suscitée par cette semaine de travail, corollaire de la question de la réification du jeu : c’est la question du cabotinage. Étonnamment, dans ce processus de robotisation des discours, les enfants qui s’en sortent le mieux, c’est-à-dire, qui restent le plus vivants dans leur diction et leur enthousiasme à prononcer le texte, sont celle·ux qui ont travaillé avec l’acteur qui est le plus allé dans le surjeu et l’exagération au moment de leur transmettre les discours de son personnage. Si son jeu avait été caricatural, excessif et cabotin sur une scène, la manière dont il a marqué les enfants leur a donné une envergure et une amplitude de jeu que d’autres groupes ont eu beaucoup plus de mal à approcher. Ainsi, un autre groupe d’enfants, qui a travaillé au contraire dès le départ sur une forme de subtilité et d’émotion rentrée, est à l’heure actuelle incapable de faire autre chose que d’ânonner des paroles qui semblent vides de sens. Cela m’amène à réfléchir au statut particulier de l’enfance sur scène : comment se fait-il qu’il soit plus juste pour un enfant de cabotiner que pour un adulte ? Pourquoi l’expression des émotions doit-elle être chez l’enfant exacerbée pour qu’on ait le sentiment qu’il joue ?