Des questions et des mômes

Des questions et des mômes

Publié par Juliette Mézenc

Journal du projet

Fin (et suite)

L'Almanach Mézenc est loin d'être terminé mais la résidence touche à sa fin, et avec elle mes échanges avec les enfants de l'école Germaine Tillion. J'ai consacré à ces rencontres un petit tiers de ce temps de résidence (30% du temps était consacré à la « transmission », 70% étant réservé à la « création »). En vérité, il m'est aujourd'hui impossible de faire une claire distinction entre ces deux « temps », tant la création et la transmission se sont croisées, mêlées, interpénétrées.

J'ai réellement pris conscience au fil des séances que nous avions en commun le jeu (dans le sens du « play » de Winicott, le jeu d'invention et non le « game ») mais aussi les questions, même si à neuf ans on s'en pose et on en pose déjà peut-être moins qu'à cinq ou six ans. Et ce commun-là a été le territoire d'expériences, d'explorations... l'entre-deux où nous nous sommes rencontrés. L'atelier collectif vécu comme un espace-temps de circulation et d'échanges entre nos ateliers personnels respectifs (certains m'ont confié qu'ils écrivaient chez eux et pour eux, pas tous, mais tous ont leur propre atelier de jeu(x) et de questions).

Les questions ont traversé tous les ateliers, les questions qu'ils m'ont posées, les questions que je leur ai posées, pour certaines concernant l'écriture et au cours d'entretiens individuels (1), les questions que l'on s'est posées, ensemble, les questions astronomiques que l'on a maintenu posées sans chercher nécessairement à y répondre, les questions pour elles-mêmes, pour la joie de poser des questions, les questions pour lesquelles même les grands, même les écrivains, mêmes les scientifiques, et même les maîtresses, n'ont pas les réponses... Ce sont des choses qui arrivent parfois.

A ce propos, je leur ai lu Rilke : « Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »

Je ne lis jamais mes propres textes mais là, pour cette résidence en particulier, il s'agissait de partager une étape du travail, j'ai donc fait deux entorses, une pour lire un extrait du récit en cours, l'autre pour le dernier texte de Laissez-passer (2) parce qu'il s'agit justement d'une succession de questions (et aussi parce qu'on avait traversé ensemble des nuages lors de l'ascension du Mézenc), et parce que l'ensemble de Laissez-passer a été une façon pour moi d'entrer dans les questions, d'entrer dans une complexité, une étendue, une pluralité de la frontière, "question" trop souvent réduite, à mon sens, à des généralités, des injonctions ou des histoires édifiantes.

Et je repars avec des questions astronomiques alors que je pensais écrire des « indications » astronomiques (3), des questions sur un « nous » possible sur ce territoire et au-delà (hâte de lire « Nous » coordonné par Marielle Macé et auquel Arno Bertina a collaboré), mais aussi des « trucs et astuces » et des cartes-au-trésor, rubriques qui sont nées ou qui ont été transformées, déroutées par ces échanges.



Vendredi j'y retourne une dernière fois pour faire mes aurevoirs, les remercier, leur dire à quel point et comment ces quelques semaines avec eux m'ont fait avancer dans ce vaste chantier.
Et encore une fois, ici, mes remerciements sincères et chaleureux à mes compagnes de travail, Nadine Van Olmen et Corinne Vocanson. Un grand merci également à Nathalye Sigaud et Sylviane Benoist qui m'ont si généreusement accueillie chez elles et à toutes celles et ceux qui de près ou de loin ont contribué à ce projet. Continuons !



(1) quelques entretiens :

Enzo

Ecrire, ça sert à quoi ?
On apprend des choses en écrivant, on apprend l'orthographe des mots, on apprend à se corriger tout seul.

De quoi tu as besoin pour écrire ?
Déjà faut un stylo pour écrire, s'il y a un stylo il y a de l'encre, faut des feuilles, beaucoup de choses, du bois pour fabriquer les feuilles, après il y a un tas de choses dans le papier mais je sais pas tout ce qu'il y a, en fait !

Quand tu écris des histoires, tu n'apprends que l'orthographe ?
J'apprends à imaginer des choses, je réfléchis beaucoup, plus je réfléchis longtemps et plus je suis patient et plus je fais des histoires longues. J'ai juste besoin de ma tête. Et dans ma tête il y a mon cerveau et dans mon cerveau il y a l'imagination. L'imagination sert à inventer des choses. Avant de me coucher, je prends des idées de mes rêves et je fais le reste au fur et à mesure que j'écris mon histoire.

Qu'est-ce qui te donne envie d'écrire ?
C'est l'école, enfin les choses en rapport avec l'école. J'ai déjà fait une histoire sur l'école et la crèche.

Qu'est-ce que ça te fait d'écrire ?
ça me calme, ça me fait du bien comme pour lire, dans ma tête, dans mon corps, un petit peu partout. C'est comme si je dormais en fait, quand j'écris, comme si je m'évanouissais, c'est agréable... même beaucoup.
En général ça prend plusieurs jours, parce que je vais pas passer tout mon temps à faire des histoires, je vais jouer avec mes frères, jouer tout seul, faire mes devoirs, manger... J'aimerais un petit peu écrire tous les jours. Mais c'est surtout l'écriture pour l'école qui me fait beaucoup écrire.

C'est la même chose l'écriture pour l'école et l'écriture en dehors ?
En dehors de l'école, ce que j'écris le plus c'est mes devoirs et ça fait un peu partie de l'école, et sinon à la maison, à part les devoirs, j'écris des histoires. Je réfléchis moins parce que je réfléchis beaucoup dans mon imagination quand je fais des histoires, alors qu'à l'école je réfléchis à une réponse qui peut être vraiment vraie.

Tes histoires sont fausses ?
Je mets plusieurs choses imaginaires mais aussi des choses vraies.

Et l'imaginaire, tu penses que c'est faux ?
Dans ma tête non, mais dans la vraie vie c'est faux.

Dans ta tête c'est pas la vraie vie ?
Tout ce que je pense, c'est de la vraie vie dans ma tête, dans ma tête c'est comme une super grande ville. Comme une fois j'ai fait le rêve que toute l'école était en bonbon. Mon rêve il peut continuer à l'infini, et du coup, toutes les nuits avant de me coucher j'essaie de penser à ce rêve et de le faire en plusieurs parties pour qu'après j'arrive à le faire pendant que je dors, pour de vrai.

ça marche ?
Non. Une seule fois ça a marché.
Avant de m'endormir, je rêve dans ma tête, c'est calme, il y a pas beaucoup de bruit, c'est plus simple de réfléchir.

Est-ce que c'est un travail, écrire ?
Non, c'est pas un travail, c'est pas comme si tu faisais des multiplications. Ecrire, c'est écrire comme tu le penses, s'il y a un truc qui te passe par la tête en rapport avec l'histoire, tu l'écris. Si c'est un travail, c'est un tout petit travail que j'ai inventé. Le travail, c'est plutôt quand tu es à l'école, des exercices. Quand tu fais des exercices, tu apprends et tu t'interroges, c'est un peu pareil quand je fais mes histoires, je m'interroge quand j'écris, quelles phrases je vais faire, quels mots je vais choisir, les personnages. Par exemple là, dans mon histoire, je vais mettre une frite, je me suis inspiré de ce livre là, avec la frite...

Ah ce livre (derrière moi dans la bibliothèque un livre avec pour titre : « j'ai la pêche, tu as la frite ») ?
Parfois je m'inspire de choses que je vois pour mes histoires. Et sa maman, c'est une pomme de terre... C'est bizarre parce qu'en fait, avec les questions que tu me poses, je viens d'avoir une super idée d'histoire, du coup j'ai encore plein d'autres idées, du coup chez moi quand j'aurai fini mes exercices je prendrai une feuille de brouillon et j'écrirai une histoire.

Je suis contente si ça te donne des idées, le fait de discuter avec moi. Et toi, est-ce que toi tu te poses des questions parfois ?
Pourquoi on fait des rêves alors qu'on n'a pas envie de les faire ? Comme une fois je faisais un mauvais rêve, j'ai vu que ça partait en catastrophe et je voulais pas réveiller tout le monde dans la maison, j'étais en train d'essayer de me réveiller, d'ouvrir les yeux mais j'y arrivais pas. Je me pose la question : pourquoi. Les rêves, maintenant, je sais pourquoi. J'ai trouvé dans un livre. En fait, c'est le subconscient qui choisit nos rêves. C'est quelque chose en nous mais c'est pas nous qui le contrôlons.
Quand je fais des rêves qui me pèsent beaucoup, en général j'en fais des histoires. Je fais l'histoire dans ma tête et après, au fur et à mesure que j'écris l'histoire, j'ai d'autres idées. Et ça fait une très longue histoire. En fait, mes histoires souvent je les perds et alors je les réinvente. Ou j'en réinvente d'autres. C'est pas grave si je perds des histoires, j'ai encore plein de temps pour en faire plein d'autres.



Rania

Qu'est-ce que c'est, pour toi, écrire ?
Ecrire, ça me fait penser à « écrire pour quelqu'un », par exemple quand tu vois pas ton père, tu lui envoies un peu une lettre, une carte postale. Ecrire aussi c'est un peu réfléchir, à l'orthographe. Je réfléchis aussi à s'il va comprendre, si c'est juste.

Qu'est-ce qu'il faut pour écrire ?
De l'inspiration.

Est-ce que tu écris ?
J'écris beaucoup dans un cahier, des fois j'écris des choses pour ma maman, je t'aime et tout. Aussi j'écris si j'ai été énervée, quand ma sœur m'embête, des fois, je l'écris dans un cahier, ça me calme. Ce cahier, je le cache, mais normalement il y a un cadenas.

Est-ce que c'est un travail, écrire dans ce carnet ?
Non, ça me repose, des fois quand je suis pas bien, j'écris et ça me fait du bien, ça me fait du bien au poignet. Un travail pour moi, c'est quand on te pose une question, et que tu dois réfléchir, et que tu peux avoir faux ou juste. Je lis des livres et en fait c'est ce qui m'a un peu aidé pour les mots... quand je lis le livre je vois des mots et je me souviens des lettres, et comme les mots reviennent dans les livres, ça me les rappelle, ça me rappelle l'orthographe.

Et est-ce que les livres te donnent des idées ?
Oui, la dernière fois il y avait un livre, l'auteur parlait de la mer mais il n'y avait pas d'image, et j'ai essayé de la reproduire, j'ai essayé d'imaginer comment elle était et je l'ai dessinée. Je fais des cours de dessin le vendredi.

Est-ce que tout le monde écrit ?
Pas tout le monde tout le temps... peut-être à cause des tablettes ou des PS4 !

Est-ce que tu voudrais rajouter quelque chose ?
Il y a plusieurs écritures, j'aime bien, le samedi je vais dans un cours pour apprendre mieux ma langue, l'arabe, ça change un peu... déjà on écrit de gauche à droite ! J'ai eu envie d'apprendre parce que ma Mamy parle arabe et je la comprends pas, elle m'avait dit « joyeux anniversaire ! » et je n'avais pas compris ! Du coup j'ai demandé à ma maman des cours d'arabe et elle a dit oui et elle a cherché, et elle a trouvé, à Saint-Etienne.



Mathéo

Qu'est-ce que ça veut dire, ce mot : écrire ?
Ecrire, c'est apprendre. Apprendre les mots, les lettres, les nombres, les chiffres. Apprendre à compter.

Est-ce que tu écris ?
Oui. J'écris des histoires. Sur la poule. Chez moi. Parce que chez moi j'ai des poules. Comment elle fait l'oeuf. Quand tu vas voir les poules... tu donnes à chaque fois des coquilles d'oeufs puis encore aussi des graines pour qu'elles fassent un œuf. J'ai eu envie d'écrire ça parce que c'est bien. J'ai pas tout à fait terminé.

Qu'est-ce qu'il faut pour écrire ?
Un stylo. Mais avant, à l'époque, c'était une plume qu'on trempait dans l'encre.

Est-ce qu'écrire est un travail ?
Quand tu écris longtemps, ça fait mal à la main.

Ecrire, à quoi ça sert ?
Ecrire, ça sert à bien lire et à comprendre et à pas faire de ratures, si tu fais des ratures tu dois changer de feuille à chaque fois et tu gaspilles du papier et surtout des arbres.



Flora

Est-ce qu'il t'arrive d'écrire ?
Des fois j'invente des histoires, oui. Je prends des mots dans le texte que je lis et après ça m'inspire pour faire une histoire. Ou j'imagine une suite, je le fais toute seule, j'aime bien.

C'est à dire, qu'est-ce que ça te fait dans ton corps, quand tu écris ?
Des fois à la fin du livre ça me fait de la peine, comment ça se termine, je fais une suite pour que ça fasse pas trop de la peine. Ça dépend les histoires, quand ça se termine bien je fais rien, quand ça se termine tristement je rajoute quelque chose.
Des fois quand je suis au magasin, je vois des livres, j'aimerais les prendre, je peux pas, alors je vais essayer de m'inspirer de l'image qu'il y a sur la première de couverture et après, dés que je pourrai je l’achèterai, mais avant j'écrirai une histoire. Des fois je prends des mots du texte que j'ai lu et je fais une autre histoire mais avec ces mots du texte.

Est-ce que c'est un travail, qu'est-ce que tu en dis ?
Pas forcément. C'est une petite activité qu'on fait parce qu'on a envie et qu'on a du temps.

Qu'est-ce que c'est pour toi un travail ?
Ça serait plutôt comme famille d'accueil, policier, écrire des livres, des choses comme ça.

Ecrire des livres c'est un travail mais toi quand tu écris une histoire, c'est pas un travail ?
Moi je le vends pas, je le garde pour moi. Un travail, c'est quand tu as un patron. L'école, c'est un travail, parce qu'on a une maîtresse... on a des exercices, des devoirs, de la colle, des ciseaux, des stylos... Ecrire c'est un travail mais pas un vrai travail comme les parents ils font.

C'est quel genre de travail, écrire ?
C'est un travail qui me fait plaisir parce que j'écris ce que je veux, j'écris pas ce que quelqu'un me dit.
J'aimerais présenter un peu ce que j'écris, le lire à des gens, à ceux qui m'entourent.



(2) Laissez-passez (les nuages)

J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là- bas... Les merveilleux nuages !
J’abaisse mon livre et je lève le nez.
L’eau que j’ai bue tout à l’heure, s’étirait-elle très haut dans le ciel, grisée par le vent? ou bien s’amoncelait-elle en cumulus denses juste au-dessous ?
provient-elle plutôt d’un de ces brouillards qui avancent vite et enveloppent tout, sur nos côtes, les jours d’entrées maritimes ?
et à quel moment l’eau que j’ai bue tout à l’heure était-elle encore suspendue là-haut ? il y a une semaine, un mois, un an ? Combien de temps des nuages jusqu’à ma bouche ? est-il possible que cette eau que j’ai bue tout à l’heure provienne d’une autre source que les nuages, d’une source profonde qui n’a encore jamais connu l’évaporation ? est-ce possible qu’une eau n’ait encore jamais connu, aujourd’hui, le phénomène d’évaporation ?
et cette eau que j’ai bue tout à l’heure, vais-je l’éliminer entièrement? Vais-je garder en moi une partie de cette eau à vie, jusqu’à ma mort, jusqu’au dessèchement de tout mon corps? Ou vais-je la transpirer et la pisser jusqu’à la dernière goutte ? est-il juste de penser que je pisse des nuages ? et cette eau transpirée et pissée va-t-elle à son tour devenir nuage ?
Je pense aux nuages qui me traversent. À tous ces nuages qui ont traversé mon corps depuis ma naissance. Combien de nuages sont-ils passés par mon corps ?
est-il juste de penser que je suis constituée de nuage, à 97 %? suis-je la même selon que je bois des stratus ou des cumulo-nimbus? La forme et la structure du nuage bu dans la journée peut-il avoir une influence sur mon état d’esprit ? sur mes rêves de jour et sur mes rêves de nuit ?
et les nuages après m’avoir traversée sont-ils les mêmes, poursuivent-ils leur chemin comme si de rien n’était, comme si nous ne nous étions jamais rencontrés, ou bien en sont-ils légèrement changés ? L’eau garde-t-elle la mémoire de mon corps ?
Tous les nuages au-dessus de moi aujourd’hui ont-ils été bus ? par des humains, des chevaux, des fouines, des renards, des aigles, des lombrics, des reines des prés ? Dans quelles proportions les nuages au-dessus de ma tête sont-ils passés par le corps d’être vivants sur terre, dans les airs et sous les mers ? Dans la mesure où c’est la même eau qui circule sur la planète Terre depuis 4 milliards d’années, combien de fois les nuages au-dessus de ma tête ont-ils été bus depuis l’apparition de la vie sur terre ?
Qu’est-ce que c’est que ces questions en cascade ?
est-ce qu’il existe une eau qui échappe au cycle de l’eau ? Une eau tapie dans les glaciers, dans les roches profondes ? J’apprends que l’eau s’insinue à travers la croûte terrestre jusqu’aux roches chaudes et pâteuses du manteau où il est très probable qu’elle forme des océans au sein même du magma. Débarrassée de son atome d’oxygène, elle peut aussi franchir la barrière de l’atmosphère et s’échapper, libérée de la gravité, dans le grand univers. Jusqu’où peut-elle bien aller? s’en va-t-elle rejoindre les nuages froids interstellaires ?

Extrait de Laissez-passer paru en 2016 aux Editions de l'Attente

(3) quelques questions astronomiques

Lorsque j'entends que l'univers a 13,7 milliards d'années je suis moins étonnée qu'avant. Avant quoi ? Est-ce que je me suis habituée au chiffre, insensiblement ? Est-ce parce que je vieillis et que plus rien ne m'étonne ? Est-ce que les sommes astronomiques versées par l'état aux banques après la crise de 2008, on a parlé de milliards, et même de centaines de milliards, y sont pour quelque chose ?

Pourquoi faire un tour du monde alors que la terre fait le tour pour nous ?

Faites-vous partie de ces gens qui s'arrêtent parfois en pensant qu'ils sont aimantés à une planète vaguement bleue qui fonce dans l'obscurité à plus, bien plus, de 100.000 km/h ?