Quelle place prennent aujourd’hui les histoires dans notre quotidien ? Quels espaces habitent-elles ? L’omniprésence des images et des mots qui envahissent l’espace public et jusque dans nos poches vient-elle nourrir ou au contraire brimer nos désirs d’en inventer, d’en raconter ? Nous partons de l’hypothèse que l’imagination a encore un rôle à jouer dans notre manière d’habiter le réel, et que notre soif d’invention ne se tarit pas en fin d’adolescence.
Entre recherches graphiques, création de récits oraux ou écrits et quête de rencontres, Camille et Manon explorent la composition d’histoires comme une matière en mouvement. À l’issue de leurs résidences de recherche et des ateliers menés avec la classe de CE2-CM1-CM2 de l’école de Saurat, elles partageront le fruit de ces explorations au cours d’une exposition interactive. Première étape de recherche pour un spectacle à venir.
Voyage en K est tout d’abord né d’un désir de collaboration entre deux artistes pluridisciplinaires : Camille Ricard est illustratrice, autrice de bande-dessinée, graveuse et sérigraphe ; Manon Crivellari est comédienne, marionnettiste, autrice et metteuse en scène pour le théâtre, mais également illustratrice et graveuse en amateur.
Sensibles aux croisements entre nos disciplines, désireuses de questionner leurs contours, leurs contraintes et leurs effets de résonnance, nous découvrons par hasard en 2017 une forme théâtrale japonaise qui nous fascine, celle des kamishibai.
La technique des kamishibai consiste à raconter des histoires sous une forme orale, en les faisant dialoguer avec des illustrations qui se succèdent dans un petit castelet appelé « butai ». À mesure qu’il.elle raconte l’histoire, le.la conteur.se-manipulateur.trice tire la première planche présentée dans le butai, faisant ainsi apparaître la planche suivante, et ainsi de suite. Les images font intégralement partie du processus narratif et théâtral : en faisant varier le rythme d’apparition-disparition des planches, le.la conteur.se-manipulateur.trice peut en effet créer des effets de suspense ou de surprise, jouer avec les attentes du public. Un véritable dialogue s’instaure entre images et textes, l’un cédant place à l’autre, ou venant le questionner, le bousculer, ouvrir de nouveaux possibles d’interprétations. Le kamishibai, de la manière dont nous l’avons rencontré, est un ouvroir d’imaginaire : parce qu’il peut montrer ce qui n’est pas dit, dire ce qui n’est pas montré, parce qu’il est un art de la suggestion, de l’effacement, il invite les spectateurs.trices à imaginer plus loin.
Suite à cette découverte, et parce qu’elle venait délicatement remettre en mouvement nos zones de conforts et nos pratiques artistiques respectives, nous avons créé un premier laboratoire de recherche autour de cette forme au printemps 2019 à Toulouse. Nous l’avons ouvert à des artistes de différentes disciplines, dans une dynamique de collaboration, de partage et d’horizontalité des pratiques. Nous avons été jusqu’à 7 participantes, régulières ou ponctuelles, à nous retrouver sous forme de périodes de résidences ou de séances de travail bi-mensuelles.
Ont alors commencé à émerger des premiers questionnements autour de la fascination que les kamishibai nous inspirent :
- Est-ce ce rapport très direct aux histoires, dont nous observons une disparition progressive dans nos environnements saturés d’images et d’informations factuelles ?
- Est-ce la simplicité et la mobilité de cette forme théâtrale, qui au Japon se transportait à vélo pour être diffusée dans les villages ? Une sobriété qui aujourd’hui nous touche parce qu’elle nous invite, dans le contexte des crises multiples que nous traversons (écologique, financière, aujourd’hui sanitaire), à remettre le lien à l’autre au centre de nos projets artistiques.
- Est-ce son histoire, belle ou tragique, joyeuse ou grinçante : une forme populaire qui connut des années de gloire au début du 20e siècle, puis s’est assombrie en étant utilisée comme outil de propagande par le gouvernement japonais lors de la seconde guerre mondiale ? Après des années de mise au ban, elle retrouve peu à peu ses marques de noblesses, et se diffuse aujourd'hui à l’international.
De cette exploration, nous avons retiré un fort désir d’itinérance. Nous nous sommes demandées où l’on pouvait aujourd’hui raconter et entendre des histoires, de quoi et de qui nous pourrions nourrir les nôtres. Nous nous sommes demandées, avec une forme de naïveté, où étaient passés les veillées qui faisaient auparavant la cohésion d’une famille, d’un village, d’un territoire.
« Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. [...] C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences » Walter Benjamin, Le conteur [1936], in Œuvres III, Gallimard, Folio Essais, 2008, p. 115.
Depuis le début de nos résidences dans le cadre du dispositif « Création en cours », nos recherchent se détachent progressivement de la stricte forme du kamishibai pour s’ouvrir à un questionnement plus large. Nous interrogeons la place occupée par les histoires dans notre quotidien, les lieux de récits, le geste de raconter et partager une histoire, et l’accessibilité de celles-ci aux adultes, autant qu’aux enfants.
Nous considérons ces recherches comme une matière première. Celle-ci participera ensuite de manière directe ou indirecte à l’écriture et à la conception d’une forme théâtrale hybride, qui mêlera jeu d’acteurs.trices, conte, illustrations, installation visuelle et sonore. Nous l’imaginons immersive et participative, comme un appel à s’emparer des histoires, de nos histoires. Une invitation à en inventer, et à les partager.
Nous nous attelons donc à un premier travail de documentation et d’expérimentation portant sur la recherche et l’invention d’espaces collectifs de partages d’histoires.
Nous allons pour cela à la rencontre de publics enfants et adultes. Nous leur proposons des moments d’échanges par le biais d’entretiens individuels ou collectifs, et d’ateliers de création d’histoires. Nous y questionnons le lien entre récits de vie et espaces d’imagination, de fictionnalisation. En partant de l’hypothèse que chaque histoire racontée témoigne (volontairement ou non) d’une forme de compréhension du monde, d’un enseignement souvent lié à une expérience personnelle, en plus d’être un espace de partage intime et émotionnel, qui nous relie. Nous nous appuyons pour cela sur différents supports, notamment l’illustration, l’oralité et les enregistrements sonores, l’écriture, et la mise en place de cadres d’échanges bienveillants et sécurisants.
L’enthousiasme généré par ces premières expériences nous pousse à envisager, à terme, d’intégrer des acteurs.trices amateur.e.s complices dans le spectacle, sous la forme de présence physique ou sonore. D’autre part, instaurer un rapport aux spectateurs.trices qui décale la position hégémonique du comédien ou de la comédienne et crée avec elles.eux une relation d’horizontalité et de complicité. Enfin, l’invention d’un dispositif qui sépare le public en différents groupes, lesquels pourront ensuite se raconter à l’issue du spectacle leurs expériences respectives, et les histoires qu’ils y ont reçus, ou qui s’y sont construites.
Par le(s) artiste(s)
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.