Dans une boîte, 329 cartes postales, toutes envoyées entre 1958 et 2018 à Odette D., rue d'Anjou à Saint-Nazaire. On parle du temps qu’il fait, de promenades, d’amis croisés ici ou là, du moral qui est bon ou pas. On est à Saint-Jean de Luz, Auray, Marrakech, Sceaux ou Sarlat.
« On », ce sont les 53 expéditeurs, qui nous sont tout aussi inconnus qu’Odette elle-même. Alors, que peuvent nous raconter ces archives de la banalité ? Au travers de l’imagination des enfants, des souvenirs balnéaires des plus vieux et de fantasmes arbitraires, on fabriquera une installation sonore convoquant fiction, documentaire et composition sonore. Sans oublier les illustrations éclatantes et kitsch des cartes postales, c'est le frottement entre mémoire individuelle et lieux communs qu'on questionnera. Avec les enfants, on construira une correspondance sonore en reconfigurant l’espace où ils habitent en villégiature, à partir de leurs imaginations, de leurs propres cartes postales et de leurs souvenirs.
C’est en août dernier au vide-grenier de Saint-Lyphard, petite commune de 4000 habitants non loin de Saint-Nazaire, que je trouve une boîte à biscuits métallique de 26 x 17,5 x 10 cm, sur laquelle une jeune fille mène son cheval boire à la rivière. Dedans, une centaine de cartes postales, toutes adressées à :
Mlle Odette D. / 82 rue d’Anjou/ 44600 Saint-Nazaire.
La dame du stand, ne sachant pas m’éclairer sur sa provenance, me céda la boîte entière pour 5 euros. Nombre de cartes ne sont pas datées, et c’est en distinguant maladroitement une Renault 3 d’une Renault 5 sur les photos de Dax ou de Châtelaillon-Plage que je les classe chronologiquement. Les indices sont rares, les spéculations nombreuses. Réunis autour d’Odette, silencieuse, j’identifie néanmoins 53 expéditeurs, auteurs de 329 cartes postales envoyées entre 1958 et 2018.
Au travers d’une installation visuelle et sonore, je souhaite fabriquer un récit de l’ordinaire et du fantasme à partir de ces banalités parcellaires, de ces vies inconnues qu’on devine à travers les cartes postales. Entre composition sonore, fiction et documentaire, il s’agira d’interroger le frottement entre mémoire individuelle, lieux communs et imaginations plurielles.
Il y a un paradoxe de la carte postale ; entre intimité, banalité, et ringardise. Des descriptions, des attentions sans réponses, des constats de villégiature. Comme si à l’instar des couchers de soleil, des vues du port ou des spécialités culinaires, les écrits pouvaient être autant de modèles interchangeables. La qualité de la nourriture, la beauté des paysages, le soleil, la pluie, fabriquent un refrain constant et rassurant. De toute évidence, les péripéties de ce roman fragmenté ne sont que micro-évènements, déplacements. D’infimes allusions, d’insignifiants évènements dessinent en creux l’hypothèse d’une vie, de relations, de contrariétés, de deuils. Cette banalité raconte pourtant quelque chose d’eux, mais aussi de nous, et il est d’autant plus difficile d’appréhender ce qu’il se joue que ce quelque chose est insaisissable. Aussi, quand Robert écrit en juin 97 :
« Tout va bien, il fait beau. Beaucoup de soleil. Beaucoup de baignades et des ballades. Enfin la belle vie quoi », nous n’avons aucune trace de la réalité qui l’entoure, de ce qui est vraiment. Ainsi que l’énonçait Maurice Blanchot, le quotidien est « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir. [Il] échappe. C’est sa définition » (L’Entretien infini, « La parole quotidienne », 1969).
Passé l’enthousiasme initial de l’enquête, comprendre qu’untel était décédé en telle année me laisse interdite : et après ? Que faire des drames d’une vie qui ne m’appartient pas, et à laquelle j’ai accédé comme par effraction ? Aussi, ce n’est pas la réalité, l’intimité d’une vie mais plutôt le phénomène de lien créé et recréé par cet acte d’écriture de la carte postale qui m’interpelle. La plupart du temps, le contenu est anecdotique, voire purement conventionnel, circonscrit par la dimension du carton. Cependant l’acte qu’il induit est performatif : je pense à toi.
Qui sont-ils ? Qui sont-ils pour elle ? Qui est-elle ? Que fait-elle ? Est-elle vivante ? De toutes ces questions, il m’apparaît que le sens se trouve davantage dans une absence de réponse que dans leur résolution. Ce qui m’intéresse est ce qu’il reste de ces expéditeurs sans visages, reliés autour d’une seule personne dont les réponses sont absentes. Comme on visite une maison abandonnée, c’est ce qu’il se dit de toutes ces vacances en ruines qui m’intrigue.
Saint-Jean de Luz, Auray, Sceaux, Bayonne, Strasbourg, existent toujours : tangibles, touristiques, cartographiés, sans avoir gardé nulle trace du passage des expéditeurs ou de leurs impressions d’un instant ; et c’est cette indifférence des lieux et du temps qui fait des cartes postales une expérience à la fois intime et collective. Il n’y a pas de concurrence ou d’antinomie entre la mémoire collective et l’histoire personnelle, mais plutôt une coexistence essentielle. Tout et rien à la fois est commun dans les cartes d’Odette. On peut s’y reconnaître aussi car ce sont des vies étrangères.
Aussi, mon projet aura la forme d’une installation visuelle et sonore, aux airs de roman-photo, mêlant fiction et documentaire. Le versant illustré des cartes jouera un rôle essentiel : part impersonnelle, regard partagé, dupliqué, collé tout contre les écritures manuscrites, illisibles. Le récit se construira en intelligence avec les enfants, mais aussi avec les habitants de la commune. En les interrogeant sur le corpus de cartes d’Odette, il s’agira de partager nos imaginations, nos fantasmes, mais aussi nos pratiques de l’épistolaire, nos souvenirs de vacances. Il est important pour moi de mettre en présence les voix de plusieurs générations, pour questionner le changement de nos pratiques ordinaires au travers de cette mémoire banale, vacancière, et surtout pour observer la persistance si précieuse de nos souvenirs dans l’anecdotique. A l’heure du MMS, carte postale immédiate, que signifie et que peut susciter le temps de l’écriture, le temps du transport postal ? Cette traversée intergénérationnelle participe à mon envie de situer ma résidence dans une commune rurale et excentrée ; j’ai l’espoir de pouvoir rencontrer plusieurs générations résidant en un même lieu pour faire circuler la parole autour de ces questions de la correspondance et des vacances.
En miroir de ces voix documentaires, la composition sonore se construira à partir d’une écriture qui obéira à un système de contraintes formelles qui me semble à même d’approcher la matière abondante, insaisissable de toutes ces cartes postales. On utilisera par exemple le relevé (combien d’occurrences du mot « soleil », « bises », « superbe »…), la statistique, la liste factuelle (1985 : Yvette regarde des diapositives à Colmar. / 1968 : Francine se fait des camarades parisiennes en Dordogne. / 1967 : Jean-Marc a de l’acné à Amalfi…), qui s’incarneront dans un montage électro-acoustique diffusé en multicanal. Il s'agira pour moi de travailler la contrainte littéraire en parallèle de la contrainte sonore, en travaillant sur le rythme prosodique reproduit en son, la spatialisation et la litanie au travers de ma propre voix.
Ainsi que l’avait observé Georges Perec, sauver les choses et les êtres de la destruction et de l’oubli est illusoire ; pour autant, on peut croire en la contrainte et le système pour recréer une trace, une fiction qui rassure. Ici, elle s’incarne pour moi dans la projection et la reconnaissance que l’un et l’autre mettra dans ces vies inconnues, l’enchâssement de plusieurs intimités au sein d’un acte ordinaire qui est comme une suspension dans le temps vécu. En mêlant systématisme, fantasme et témoignages personnels, je m’attacherai à ce rien qui raconte, qui nous raconte dans ce geste anecdotique et pourtant profondément rituel des cartes postales.
Par le(s) artiste(s)
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