Influencée par les travaux de Guy Debord, le petit monde d’Elliot Erwitt et le processus d’écriture de Pierre Gripari pour les contes de la rue Broca, nous nous interrogeons sur le territoire urbain comme étincelle au récit fictionnel. Comment notre environnement nous déplace et comment ce déplacement nous permet de le réinvestir ? Il ne s’agit nullement de le réenchanter mais de prendre le temps de le regarder, de l’écouter et de laisser notre imagination vagabonder. Nous avons remarqué que le protocole de dérive de Guy Debord, si singulier et si rare dans le quotidien des adultes, semble un exercice plutôt familier des enfants. Sans peine, ils peuvent déceler chez une voisine assise en permanence devant sa porte un personnage ou dans une ligne droite, la démarcation d’un monde différent. Aussi pour notre projet, nous souhaitons effectuer des dérives avec des enfants et les amener à nous restituer les collectes et rencontres saugrenues qu’ils font au quotidien. Afin de les sensibiliser aux récits fictionnels urbains nous nous appuyons sur les Contes de la rue Broca de Pierre Gripari. Lors de leurs dérives, ils seront invités à prendre en photo des objets, paysages, personnages et situations qui les interpellent et à mettre ces photos au regard du groupe classe. Puis sans expliquer la situation et à la manière du travail du petit monde d’Elliott Erwitt, les autres devront réinvestir ces photos en leur donnant un titre. Observateurs actifs, c’est avec toute cette matière que nous allons écrire DERIVE : Spectacle tout public se jouant du décalage entre fiction et réalité qui, même s’il s’appuie sur des lieux réels, emmène le spectateur à hauteur d’enfant dans un univers de plus en plus sensible et poétique grâce à la photo, aux récits et à l’intervention d’une illustratrice en direct.
>>> Qu’est ce qu’une dérive ?
Une dérive est un exercice défini par l’intellectuel situationniste Guy Debord en 1956.
C’est une balade dans laquelle le participant est invité à se laisser guider par les signes que lui propose la ville. Une dérive nous permet de gratter les couches du réel, de se réapproprier l’espace urbain et d’entrouvrir les portes d’un nouveau monde sensible.
« Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. » Guy Debord
>>> D’une dérive à DERIVE
Quand je marche dans la ville, c’est à deux vitesses.
Soit je dois me rendre à un endroit précis, alors mon sens de l’orientation est sans failles. Mais si je me balade sans but précis, je me perds systématiquement, comme si la ville me montrait un visage que je ne lui connaissais pas. Et si sous la bouche d’égout s’organisait un autre monde souterrain ? Et si l’épicière de l’avenue Voltaire l’avait vraiment rencontré ?
>>> Les dérives de Pierre Gripari
Ce jeu du « Et si ? » quotidien a rencontré la préface des Contes de la rue Broca de Pierre Gripari dans laquelle il explicite le processus de création de cet ouvrage.
Pierre Gripari a pris ses habitudes à la buvette de la rue Broca et a découvert ses habitants, petits et grands. Il a passé du temps avec les enfants à leur raconter des contes des quatre coins du monde. Mais la rue Broca elle-même, par sa situation géographique, est magique, elle invite à écrire des contes qui réinventent le quartier. C’est ce qu’il va faire avec ces enfants. Ensemble ils donneront naissance aux Contes de la rue Broca.
« Tel l’univers d’Einstein, Paris, en cet endroit, présente une courbure, et passe, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même » Pierre Gripari
C’est en re-découvrant cette préface qu’est née l’idée de mon prochain spectacle : DERIVE.
Comme cet écrivain, j’ai la conviction que chaque parcelle de trottoir, que chaque lampadaire peut devenir magique. Je veux prendre mes quartiers dans une école et explorer avec ses élèves le territoire qui l’entoure et qu’ils vivent au quotidien.
Les Contes de la rue Broca sont le fruit d’une collaboration entre l’auteur et son public :
« Ceux qui n’ont jamais créé dans ces conditions imagineront difficilement tout ce que les enfants peuvent apporter d’idées concrètes, de trouvailles poétiques et même de situations dramatiques, d’une audace quelquefois surprenante » Pierre Gripari
C’est à mon sens ce processus de création qui caractérise les Contes de la rue Broca.
C’est aussi ce qui caractérisera le spectacle DERIVE
>>> Nos dérives visuelles
La restitution d’une dérive est un exercice fastidieux. Est-ce un récit ? Une collecte de photographie du chemin parcouru ? la réalisation d’une cartographie ?
Un récit illustré en direct permet peut-être à la fois la progression de la pensée, et le pas de côté nécessaire à la mise en fiction.
Je trouve des éléments de réponse dans Le petit monde d’Elliott Erwitt.
Cet imagier est réalisé à partir d'une centaine de photos en noir et blanc d'Elliott Erwitt. Les clichés illustrent des verbes comme « toucher-sentir », « apercevoir-cacher » et invitent à découvrir le monde d’une autre façon. Le quotidien côtoie la poésie, le familier devient incongru et surprenant. La légende, l’acte de nommer déplace notre regard sur cette image.
C’est ce pas de côté que je souhaite mettre en place à partir des clichés que les élèves auront pris pendant les dérives et utiliser pour le spectacle.
Cliché : une porte
Verbe : accueillir
Un début d’histoire
Pour le spectacle DERIVE, c’est Alais Raslain, illustratrice qui construira en direct, par association d’idées une fresque graphique sur rétroprojecteur à partir des photos réalisées lors des dérives. Avec un système de calque, et pleine des verbes proposés pour les clichés, elle sélectionne, zoome, fait une synthèse de l’espace et trouble le réel en passant de la photographie à l’illustration à l’encre.
Cette fresque sera retravaillée dans un deuxième temps toujours en direct à l’aide d’un logiciel informatique (illustrator) pour proposer un nouvel agencement cartographique du territoire parcouru.
>>> Terrain de jeu
Maroussa Leclerc et moi-même seront les interprètes du spectacle DERIVE. La disponibilité inhérente à la dérive décrite par Guy Debord est très proche de l’état de jeu de l’acteur. Je parle d’un état où tout est possible, où tout devient prétexte à jouer, comme les enfants. L’idée n’est nullement de singer les enfants mais de retrouver ce goût de transformer, ruser, tricher. Dans DERIVE, le texte n’est pas la condition d’accès au plateau. Le plateau n’est d’ailleurs pas fait pour l’acteur. On y retrouve un rétroprojecteur, un écran, un vidéoprojecteur et un projecteur de diapositives. Mais cette réalité technique loin d’être une contrainte devient notre terrain de jeu.
Il s’agit de partager un moment d’expérimentation où interprètes et illustratrice jouent et racontent ensemble. Alors que la fresque se dessine, une actrice vagabonde dans les contes de la rue Broca de Pierre Gripari, passant d’un conte à un autre. Elle propose alors au spectateur une partition commune afin, par la suite, de mieux s’en détourner, s’en libérer. Dans un deuxième temps, l’autre actrice part en dérive dans un territoire circonscrit. Tandis qu’elle avance dans son récit la fiction s’invite dans la balade.
Le projet DERIVE, sera développé en collaboration avec Maroussa Leclerc (inteprète) et Alaïs Raslain (illustratrice).
>>> DERIVE création in situ
> Perdre le nord / de l’école à la ville
Le cadre scolaire nous apprend à lire et à écrire : nous permettant de rassasier notre besoin de recevoir et d’écrire des histoires. Avant de partir en exploration sur le territoire, nous nous rassemblons dans l’espace de la classe autour des Contes de la rue Broca pour effectuer un travail de lecture à haute voix ainsi qu’un travail choral sur les quatorze contes du recueil.
Puis j’encourage les enfants à aller chercher, au-delà des livres, la magie des contes en guettant les personnages ou débuts d’histoires pouvant surgir directement sur le bitume en partant à la dérive dans la ville (que nous circonscrivons au quartier qui entoure l’école).
> Partir à la dérive / pour trouver des histoires
Nous partons faires des dérives par petits groupes pour une demi journée, un groupe munis de crayons et cahiers, et un autre d’appareil photos.
Chaque groupe retranscrit avec son médium les moments marquants de sa dérive.
Le tissu urbain qui nous entoure propose mille et un début d’histoires : il s’agit de les capter et d’en garder une trace : que cela soit un personnage, un objet, un lieu … Avec la dérive, les aspects les plus insignifiants de la vie revêtent des habits magiques.
> Retrouver son chemin / la chambre noire à l’école
Nous rapportons ensuite les matériaux illustrés, racontés ou photographiés dans la salle de classe. Chaque élève présente son matériau sans expliquer la situation. Ce sont ses camarades qui réinvestissent les matériaux en leur donnant un titre à la manière du petit monde d’Eliott Erwin. Ce réinvestissement sera le départ de notre mise en fiction.
Puis, j’organiserai un cabinet des curiosités dans une salle de classe de l’école, appelé « la chambre noire », ce qui permettra de développer cette expérience vécue au dehors.
La « chambre noire » est également le lieu de création du spectacle. C’est dans cet espace que le spectacle sera rédigé à partir de mes dérives, influencées par celles des élèves. C’est également ici que l’illustration en direct à partir des photographies sera travaillée. La chambre noire devient à la fois chambre noire du labo photo, boite noire de la scène de théâtre, lieu où le spectacle va se révéler.
Ce lieu sera accessible aux enfants pendant le temps scolaire pour faire rentrer le quotidien d’un artiste créateur et d’éléments de leur quotidien au sein de l’école.
« La chambre noire » me permet donc:
• De construire un panorama général qui rassemble la récolte, les traces des différentes dérives.
• De créer le spectacle DERIVE qui utilise les matériaux récoltés lors de mes dérives et de celles des élèves.
• D’avoir un espace permettant l’échange avec les élèves de toute l’école
Création en cours est un appel à projets qui résonne avec le projet artistique de ma compagnie, Suivez-Moi Jeune Homme (SMJH), créée en 2012 :
SMJH réunit des artistes pour produire et diffuser des pièces pluridisciplinaires. Il conçoit le théâtre comme moyen de rencontre : les lieux choisis instaurent une proximité avec le public, chaque création s’accompagne d’actions avec des publics non initiés. Croyant fermement à la nécessité de renouveler les modalités du vivre ensemble, SMJH investit la ville, joue de ses contradictions et prend à parti ses habitants pour créer des œuvres surprenantes et exigeantes.
Isère
Par le(s) artiste(s)
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.