Alpha Bêta

Un projet de Mathilde Garcia-Sanz

Avec :

École élémentaire de Nogaro - Nogaro

Création en cours

Littérature Poésie

« Alpha Bêta » est un projet littéraire paradoxal : m'asseoir sur les bancs d'une école pour « désapprendre » mon français. L'alpha, c'est le point de départ, la première lettre du poème. Le bêta, c'est le poète, quand il cherche à déconstruire ses habitudes syntaxiques pour laisser le poème faire ses propres raccordements. C'est le poète quand il cherche à « écrire » de la « poésie analphabète ». Et pour ce faire, quelle meilleure compagnie que celle des enfants qui apprennent, capables de toutes les inventions et de toutes les (mal)adresses ? En déployant les enjeux de notions comme les registres de langues, la narration ou la concordance des temps sous forme d'ateliers d'écriture créatifs et récréatifs, nous observerons, les enfants et moi, les dispositions de nos langues à être dissidentes à l'entour de la poésie.

Lorsque j'écris de la poésie, j'essaie que ce soit « l'analphabète » en moi qui tienne le stylo, trace les lettres et forme les mots, comme si chaque nouveau poème était une langue en train de s'apprendre, exposant sa maladresse, une langue étrangère à elle-même. « L'analphabète » aussi, parce que je cherche à écrire avec un parler, dans une langue vernaculaire qui serait celle du poème. « L'analphabète » encore, parce que c'est le titre d'un poème qui m'accompagne depuis longtemps, écrit par Ahmed Bouanani, poète et cinéaste marocain, et débutant ainsi :

« Si tu veux...
Je me dis chaque jour 
Si tu veux revoir les chiens noirs de ton enfance 
fais-toi une raison 
jette tes cheveux dans la rivière de mensonges 
Plonge plonge plus profondément encore 
Que t’importe les masques mais 
fais-toi une raison et meurs s’il le faut »

Les chiens noirs de l'enfance seraient les légendes oubliées, les narrations et les énigmes que l'adulte ne peut plus percevoir, lui que le temps a alphabétisé. La rivière de mensonges, serait cet empire de signes, cette forêt de symboles qu'est un alphabet - qu'il soit japonais, arabe ou latin, et qui nous sert à écrire dans une langue que l'on s'est contraint à maîtriser du mieux possible, s’appesantissant de fait d'un tissu d'habitudes dont le travail du poète serait une lutte pour s'en délester. Ainsi, je me dis certains jours, si tu veux faire courir dans ton poème les chiens noirs de ton enfance, interroge sans cesse les règles de ta syntaxe, la seule façon correcte, t'a-t-on dit, de raccorder les mots.

Des chiens noirs, j'espère en rencontrer dans la bouche et sous la plume des enfants que cette résidence me permettrait de rencontrer. L'enfant entre dans le monde des lettres avec une fascination qui accepte toutes les nuances et toutes les inventions, mais cette liberté est une chose fragile, qui aura tôt fait de se vêtir de préjugés, sur la langue et sur la poésie : un poème c'est joli, ça parle des fleurs ou des oiseaux, c'est bizarrement réparti sur la page, ça rime, ça s'apprend par cœur, ça n'est pas vrai. C'est pourquoi il me semble primordial de familiariser les enfants avec la poésie contemporaine, afin qu'ils entrent dans la civilisation de l'écrit en ayant appris à regarder avec méfiance et désir, et la phrase, et le mot ; afin aussi, qu'ils préservent leur liberté d'invention dans cette langue rigide qu'est la langue française.

Nogaro

Gers

France