Ágota Kristóf dit :
Au début, il n'y avait qu'une seule langue [l’hongrois]. Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux étaient cette langue. Je ne pouvais pas imaginer qu'une autre langue puisse exister, qu'un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas [...].
Je dis :
Au début, il y avait plusieurs langues. Mais seulement une langue maternelle, le suédois. Ma mère me parle dans cette langue. Elle impose cette langue à mon père pour qu'il l'apprenne. Ils arrêtent de parler anglais entre eux. Mon père arrête de me parler en hongrois.
Le hongrois, c'était les vacances, c'était ma grand-mère, c'était deux sœurs, c'était un frère, c'était une belle-mère gentille, c'était une belle-mère méchante, c'était la famille, c'était Budapest, c'était Balaton, c'était du mákostészta, c'était du málnaszörp, c’était l’enfance, c'était d'être ailleurs.
Le suédois, c'était tout le reste.
Ágota Kristóf dit :
Je parle le français depuis plus de trente ans, je l'écris depuis vingt ans, mais je le ne connais toujours pas. Je ne parle pas sans fautes, et je ne peux l'écrire qu'avec l'aide de dictionnaires fréquemment consultés. C'est pour cette raison que j'appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi [l’autre c'est la langue russe]. Il y a encore une autre raison, et c'est la plus grave : cette langue est en train de tuer ma langue maternelle.
Je dis :
Je parle le français depuis quinze ans, et je l'écris depuis cinq ans. Je vis désormais en français. Tout ce qui était suédois est remplacé par le français. Aucune langue n'a remplacé le hongrois. Le français tue lentement ma langue maternelle. Personne ne m'a imposé cette langue. Je l'ai choisie. Parfois je crois que le français est une langue contre ma famille. Pour parler d'eux. Pour écrire sur eux. Pour avoir ma langue. Je ne sais pas si ça me va.
Ágota Kristóf dit :
Quelle aurait-été ma vie si je n'avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être. Ce dont je suis sûre, c'est que j'aurais écrit n'importe où, dans n'importe quelle langue.
Je dis :
Quelle aurait-été ma vie si je n'avais pas quitté mon pays ? Je ne sais pas mais moins dure, plus riche, surement, mais aussi plus solitaire, plus frustrante, pas heureuse, je pense. Ce dont je suis sûre, c’est que j'ai besoin d'être ailleurs pour être. Ce dont je suis sûre, c’est qu’une langue, il faut en faire la sienne.
Je dis :
Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais lu Ágota Kristóf dans n’importe quelle langue.
Les écrits d'Ágota Kristóf viennent du chapitre "Langue maternelle et langues ennemis" dans son récit autobiographique L'analphabète, paru aux Editions Zoé en 2004.