Frites

7 - Covid et confinement, pendant et rétrospectivement

Publié par Sarah Penanhoat

Journal du projet

Lors de ma dernière semaine d’intervention, l’épidémie de coronavirus se rapprochait : dans l’école, certaines maitresses prenaient leur distances, certaines entreprises d’élagage de la région annulaient leur venue à cause du risque sanitaire, on parlait de cas ici et là dans des villages plus ou moins éloignés de Signy-le-petit. Dans celui ou je logeais, à une petite demi-heure de l’école, une personne avait été hospitalisée.

Et puis, ce virus dont on entendait parler de façon quotidienne et cependant encore lointaine géographiquement, fût ICI.

Ici, là, partout. Ce n’était plus un cas précis ou une épidémie qui se passait au loin, c’était sur le territoire français, allemand, européen, mondial. En même temps, l’Italie et l’Espagne étaient gravement atteints et confinés depuis deux semaines, et rétrospectivement, ce n’était en effet plus qu’une question de jours. Je venais du lundi au vendredi. Cinq jours après mon départ de Jules Mouron, l’état de crise sanitaire était instauré.

Vendredi 13 mars après l’école, toutes les écoles ferment. Samedi 14 mars, dernière ouverture jusqu’à minuit des lieux publics.
Jusqu’à une date indéterminée.

Mardi 17 mars, le confinement est mis en place. Naïvement, je pensais que l’épidémie serait maîtrisée passé ce délai, au plus long trois semaines, pour être sûr d’avoir endigué des virus récalcitrants. Aujourd’hui je ne me suis pas beaucoup plus renseignée mais il est vrai qu’en France nous n’avons aucune culture des épidémies. La bise, le serrage de main et tout ce qui fait notre comportement français est complètement non-covid. Il nous a fallu des mois, et il nous en faudra encore, pour arriver à ôter ces gestes qui faisaient notre quotidien.

De quinzaine en quinzaine le confinement est réactualisé, avec des mesures strictes qui finalement laissent peu de place à un retour optimiste à la normale. Petit à petit, le déconfinement espéré semble moins simple que ça, et c’est surtout un déconfinement économique qui s’amorcera. Ma résidence, notre résidence, nos résidences, qu’elles soient en milieu scolaire ou en centre d’art, sont chamboulées, annulées, altérées. Les projets qui auront lieu après ne seront pas plus simples, mais préparés, anticipés. Là, et je ne suis pas la seule, je ne vois plus les élèves avec qui je travaillais. Sans même parler des problèmes de débit d'internet, il est hors de question de faire des réunions Zoom à trente.

D’un autre côté, courant avril, des aménagements d'horaires et de distances pour faire ses courses ou d'autres déplacements justifiés ont lieu. Parmi ceux-là, les déplacements professionnels.
Les biscuits (sculptures cuites une première fois puis émaillées, mais qui nécessitent de passer encore une fois au four) que j’étais allée déposer dès mon retour chez le céramiste à côté de Lille, sont prêtes.
Je vais donc à La Poterie du Vieux Bac récupérer cette première fournée d'émail, que les enfants ne verront qu’un jour indétérminé.
Je me souviens. Lors de l’installation des pièces dans le four, le vendredi 6 mars, on jonglait sur la bonne manière de mettre les gnocchis d’Antoine et les frites de Maelig, de façon à ce que les pièces ne collent pas aux plaques du four, sachant que l’émail fond à la cuisson et que les aliments des deux enfants auraient pu rester liés au matériel du four. Ça nous avait pris un temps fou de déposer chaque objet-sculpture pour gagner de la place et faire les choses correctement. Et c’était sans compter les pop-corn de Mélissa et les haricots blancs à la sauce tomate de Thyméo qui viendraient par la suite !

Aujourd’hui, quand je vais récupérer les pièces, elles sont brillantes, les aspérités prévisionnées sont toujours là mais atténuées, lissées par la couverte. Les émaux sont colorés, joyeux, appétissants.
On dirait du glaçage, du laquage, de la sauce sur chacun. Autant que pour les enfants, c’est une surprise pour moi. Comme il s'agissait de nouveaux émaux que je n’avais jamais travaillé, et que j'avais fait moi-même la préparation, je peux comparer ce que j’espérais voir avec ce que j’ai sous les yeux.
Je suis assez surprise et ravie. D’autant plus qu’il y a les dernières pièces crues, celles de la session de rattrapage, qui deviennent une nouvelle matière pour la prochaine séance d’émaillage.

 

En réalité, c’est bien fâcheux cette rupture. Si je devais avoir un regard objectif sur la situation, tout marchait bien entre l’école, le projet, les enfants et moi, mais je n’étais venue que trois fois. C’était exactement le moment où l'on commençait à se connaître, ils n’avaient pas oublié les matériaux, les tenants et aboutissants du banquet, et nous étions pile à la moitié. Plus le temps passait, plus certains ayant déjà fini leur céramique pouvaient se dire que c’était terminé, et oublier des choses. Car j’avais remarqué que d’un mois sur l’autre, le tiers de la classe oubliait certains détails techniques. Les attentifs, ceux avec une bonne mémoire autant que ceux qui étaient intéressés mais pas très concentrés ! (D’ailleurs, les enfants retiennent les choses extrêmes : la température de cuisson, plus de 1000°C !, tout le monde s’en souvenait. Le terme de biscuit, alors que c’est un peu bizarre pour quelque chose qui ne se mange pas, ça n’entre pas !)

Alors, pour essayer de les maintenir dans la continuité et qu’ils n’oublient pas tout ce qui a été engagé, ainsi que leur travail, je leur fais une vidéo avec les pièces émaillées, en leur montrant ce qui est réussi mais également les petites erreurs d’application de l’émail (d’un point de vue artisanal, car cela ne me dérange pas, ce n’est pas le propos qui est recherché ici).
Ils recevront des mails, des avancées de mon côté à propos de mes expériences en pain, des rappels sur les récoltes d’épluchures de certains légumes que je leur avais demandé, des demandes de tests de leur part.
Malheureusement je ne sais pas qui reçoit ou qui voit mes mails, je ne reçois que de rares réponses. Toutefois, quand je discute avec l’équipe enseignante, je comprends que c’est le cas pour elle aussi. La maîtresse envoie des cours et des devoirs, sans garantie que les enfants les fassent ou suivent les recommandations. Avec la radio en fil rouge, je comprends de plus près à quel point il est délicat d’être un enseignant à distance, en ne communiquant que par mail, sans avoir de réponses ni d’informations sur l’assiduité des élèves, dont certains qu’on avait poussé ou dont on avait réussi à gagner la confiance, en eux et de leur part.

Enfin, le déconfinement est annoncé pour le 11 mai. Grosses mesures sanitaires, masques, distanciation, classes réaménagées, contraintes et doutes dans tous les sens. On convient avec Corinne Zogata et Xavier Allard que je puisse revenir une dernière fois avant les vacances d’été, la toute dernière semaine de juin.