Photo personnelle de l'entrée du 16 rue Marx Dormoy

3 minutes à vélo

Publié par Myriam Rabah-Konaté

J’ai habité au 16 rue Marx Dormoy de l’automne 2020 à l’automne 2021. Le temps de 4 saisons, le temps d’un cycle. Google Maps dit que ça prend 3 minutes à vélo, 11 minutes en bus ou 14 minutes à pied d’aller de mon ancienne maison à l’école Maurice Genevoix où je suis en résidence.

Pour rentrer dans mon ancien chez moi, je poussais une grande porte noire en fer forgée, assez majestueuse, qui dénote des portes traditionnels de bâtiments haussmanniens.

Cette porte donne sur une petite cour pavée où l’on voit plusieurs espaces distincts. En face, un grillage qui nous sépare d’une cour d’école, elle-même séparée en deux : la cour des petits et celle des grands. C’est la cour de l’école polyvalente Pajol. À droite, un local à vélo et un local à poubelles. À gauche, un petit muret avec des pots de lauriers roses qui peinent à fleurir.

Moi, j’habitais au premier étage avec deux colocataires. Depuis ma cuisine, je surplombais le paysage que je viens de vous décrire. Je pouvais voir que derrière le muret avec les lauriers roses qui peinent à fleurir, il y avait une terrasse, des fauteuils, une table. Je pouvais voir défiler les gens qui prenaient leur vélo le matin, le redéposaient le soir (en me demandant pourquoi eux avaient le droit d’aller au bureau quand moi j’étais obligée de travailler depuis mon appartement). Mais ce que je guettais surtout, c’était ce qu’il se passe chaque jour dans la cour de récréation.

Sur la petite table bleue de ma cuisine, sur laquelle je me suis beaucoup attablée avec mon petit carnet et ma frustration de semi-confinement, est née le désir de tracer depuis ma main, à travers mes yeux, ce que des silhouettes créent dans l’espace avec leur corps.

J’ai donc observé quotidiennement cette cour. Un grand arbre, dont la couleur des feuilles fait défiler les mois. Un petit potager, où des mains d’enfants fouillent le sol, sèment des graines, arrosent des plantes. Un espace où de petits vélos en bois sont pris d’assaut dès que la sonnerie retentit. Il y a ce qui délimite clairement, et ce qui délimite tacitement. Il y a la familiarité, l’habitude. Il y a tout ce que ces enfants font dans l’espace, ce qu’ils font de l’espace.

De ma chambre, je donnais sur la rue Marx Dormoy. Je voyais les lumières des voitures de police, de la pharmacie, des bus. J’entendais le bruit des gens, celui des vendeurs à la sauvette qui me laissaient me frayer un passage devant ma grande porte noire majestueuse. J’entendais les appels téléphoniques vers des dizaines de pays, les conversations, les négociations, les cris, les appels à l’aide. Je voyais les silhouettes qui affluent aux heures de pointe. Je voyais la police traquer les vendeurs à la sauvette qui me laissaient me frayer un passage devant ma porte majestueuse. Je les voyais traquer les personnes qui chaque jour, d’une certaine manière, m’accueillaient devant chez moi. Entre nous, il y avait les regards, les sourires, les « bonjour », « bonne journée », « merci ». Il y avait les cartons posés au sol, les baskets, les vêtements que j’enjambais avec malice et automatisme.

Être en résidence à 3 minutes à vélo de mon ancien chez moi, c’est revenir sur un lieu, replonger dans une époque. Se demander ce qu’est cet endroit, ce que j’en comprends, ce que j’en perçois. Repousser les frontières d’un périmètre restreint par des couvre- feux, par des horizons assombris. Retraverser chaque jour des réminiscences, des souvenirs qui précisent la réalité. Des souvenirs qui rendent compte de l’étendue de ce qui reste, de ce qui perdure dans le tumulte. Reconnaître le rythme du quartier, ses pulsations. Reconnaître des visages. S’apercevoir que la fragilité, la vulnérabilité participent à l’ordinaire, à la continuité et la permanence de ce territoire.

Quand je suis dans l’école Maurice Genevoix, c’est tout cela que je (re)traverse. Et souvent, je pense aux enfants de l’école Pajol, qui ne sont pas très loin de là. C’est à eux que je dois les prémices de ce projet de recherche-création. Je pense aussi à ma petite table bleue. Et je saisis l’étendue de l’espace et du temps qui sépare ces deux endroits qui ne sont pourtant qu’à 3 minutes à vélo.