Photo personnelle prise depuis le toit du bâtiment du 47 rue la Chapelle (26 avril 2024)

1 minute 30 à pied

Publié par Myriam Rabah-Konaté

En sortant de l’impasse où se trouve l’école Maurice Genevoix, si on traverse sans passer par le passage piéton, on peut se retrouver en moins d’une minute du côté impair de la rue de la Chapelle. Google Maps, lui, préconise de faire un petit détour par la rue Boucry ce qui rallonge le trajet de trois minutes. Mais, si on prend mon raccourci, on se retrouve directement face au 47 rue de la Chapelle. Là, il y a le bâtiment où travaille mon meilleur ami Abd-el-Rahim, géographe et urbaniste. Ses bureaux se situent aux 8ème et au 10ème étage.

Avec Abd-el-Rahim et la classe de CM2 de l’école Maurice Genevoix, nous avons réalisé, dans le cadre de ma résidence, une sortie arpentage dans le quartier de la Porte de la Chapelle. Nous avons commencé par aller dans l’impasse Maurice Genevoix, avant de longer vers le nord de la rue de la Chapelle pour arriver devant l’Adidas Arena. Puis, nous sommes allés au Parc Chapelle Charbon avant de terminer la balade sur le toit du bâtiment du 47 rue de la Chapelle.

Ci-dessous, un collage de messages WhatsApp et de textes qui forment ce que j'appelle des capsules de poésie documentaire.

« Je vais au taff là, on se rejoint à 12h30 pour déjeuner ? Tu me diras c quoi tes envies »

Souvent, j’écris à Abd-el-Rahim que j’ai déjà un tupperware qu’on pourra se partager avec un gros dessert.
Toujours, nous nous dirigeons vers le square de la madone.

Souvent, on trace la même figure géométrique dans l’espace : on va de son travail, au square, en faisant une escale au marché de l’olive pour le dessert, puis on va l’école et lui retourne au travail.
Toujours, je vais le chercher mais c’est lui qui me raccompagne.

« je sors de l’école la, jarrive »

Au fil des jours, c’est à Abd-el-Rahim que je parle le plus des enfants,
c’est à lui que je parle de mes doutes, de ce qui me surprend,
c’est à lui que je raconte mes malaises,
c’est à lui que je raconte comme je n’aime pas que les enfants me vouvoient,
comme je n’aime pas que les enfants se lèvent précipitamment quand j’entre dans la classe
comme je n’aime pas qu’on appelle la salle des instituteur.ices et des AESH la « salle des maîtres ».

(Cette expression, elle me donne le sentiment que l’école, c’est une plantation. Elle me ramène aux hiérarchies explicites, implicites. Elle me révèle quelque chose du rapport frontal et presque inévitable que j’ai avec eux, et autour duquel j’essaye de négocier.)

« banhmi chez miettes ce midi ? »
« on peut aller manger à la cantine stu veux sur instagram ils postent le menu vers 11h »

Avec Abd-el-Rahim, je découvre tout ce qui a changé depuis que j’ai quitté le quartier les boulangeries, les petits restaurants tendances, les façades rénovées.
la « gentrification »
la « rénovation »

C’est avec lui que je réalise tout ce qui n’a pas changé
La cantine chez Foucher mère & fille, toujours là
Celle où je me suis réfugiée certains jours de télétravail quand les murs de ma maison me faisaient tourner la tête.
C’est avec lui que j’énumère les personnages du quartier, ceux qui ne partent pas malgré les années : cette femme arabe, assez âgée, toujours assise sur un banc en face du LCL, au 76 de la rue de la chapelle, qui mendie pudiquement
(si vous allez sur street view sur google maps, vous pourrez apercevoir sa silhouette dans une djellaba violette)
les travailleuses du sexe aux abords des cafés, qu’on ne voit qu’avant 9h du matin
les hommes afghans dans leurs longues tuniques, les kurtas, qui font des allers-retours entre magasins et restaurants les bras chargés de sacs de riz
Abd-el-Rahim me parle de toutes ces personnes avec lesquelles nous avons des dialogues muets
avec lesquelles une familiarité s’est tissée
avec lesquelles une distance s’est maintenue

« Viens à 11h45 et on debrieff après »

avec Abd-el-Rahim je parle de cet enfant dont la langue maternelle est la langue de ma mère
du sentiment que j’ai de le sentir perdu en français
je parle de ces élans que j’ai

quand les mots se précipitent au bord de ma langue
ces moments où je veux franchir les limites de « la langue » que je suis censée parler à l’école
je la connais très bien
trop bien même
et elle me tord le bide parfois
je lui parle de ces moments où ma langue m’échappe
trop rapide, trop vulgaire, trop familière, trop abstraite
un jour Aïssé me dit « pourquoi tu parles tout le temps du corps ? »

"t'es là ? je suis dans le rer c nimporte quoi wshh
je suis sortie à 8h pile pour arriver à 9h et là city mapper me dit 10h20 »

je lui parle du retard, de la fatigue, de l’abus
de chaque centimètre de la rue qui se creuse
de chaque centimètre du quartier qui se verdit
de chaque centimètre du quartier qui s’élève
de chaque panneau pour les JO
de chaque détour, rond-point, piste cyclable que j’évite
en bruit de fond nos messages vocaux: les marteaux-piqueurs, les klaxons, les pelleteuses, les annonces ratp, les essoufflements, les « jpp sérieux »

« tu me diras quand t as fini je viendrai à vélo te chercher »

un jour de pluie torrentielle, vers 18h, la nuit déjà tombée
nous marchons dans les rues qui entourent son travail et mon école
en passant rue Maurice Genevoix, devant l’école
je veux abriter mon vélo pour rentrer en métro
à même le sol, 2 hommes dorment
au-dessus d’eux : « liberté, égalité, fraternité »
la devise me fait buguer
quelques heures auparavant
au même endroit
ce sont des enfants, des poussettes et des parents qui se fraient un chemin le lendemain matin
au même endroit
ilyadelamerde

« si on mange dehors le problème c’est qu'il pleut
y’a moyen d’avoir une salle à l’école pour manger ? » « laisse tomber, épidémie de teigne et de varicelle »

toujours des files, toujours des endroits où il faut se frayer un chemin

on se faufile, on se glisse et on avance
près du gymnase où j’accompagne les enfants
une file d’hommes avec des pochettes plastiques colorées dans les mains
ils attendant devant un grillage
un petit encart avec écrit « SPADA - structure de premier accueil de Paris – France terre d’asile »
quand ils nous voient arriver, ils nous laissent passer
ils s’écartent
puis ils se remettent de nouveau en file
moi, je vois un mouvement, une forme
je vois une chorégraphie
tristement ordinaire

toujours des files, toujours des endroits où il faut se frayer un chemin toujours des fossés
toujours le sol qui se creuse, qui tremble et qui se brise

devant la CAF, encore des files
une dame me demande
« vous savez ce qu’il faut apporter comme papiers pour avoir un rdv ? »

devant la CAF, encore des files
toujours des endroits où il faut se frayer un chemin
quand les gens nous voient arriver, ils nous laissent passer ils s’écartent
puis ils se remettent de nouveau en file
le même mouvement, la même forme
la même chorégraphie, tristement ordinaire

avec les enfants, nous montons dans l’ascenseur nous allons sur le toit
le paysage se dessine sous nos yeux
Adam me dit « c’est pour nous tout ça ? »

et je me demande comment on offre un horizon un bout de ville
un bout de projection