L’ennui se faufile partout. Au travail, dans les embouteillages et les transports, dans les musées et les conférences du collège de France, dans les chambres et les cages d’escalier. Et bien sûr dans les salles de classe. Comment les enfants vivent-ils cet ennui, se l’approprient, l’acceptent, le refusent ?
L’ennui est parfois une souffrance. C’est aussi un espace en friche. De cet espace peut naître une imagination rayonnante. Pourtant, nous le fuyons. Il est mis à mal par le monde de l’image et les politiques anti zones blanches. Il est un territoire à explorer.
La création sonore, en s’échappant des images, correspond à l’état de disponibilité propre à l’ennui. Je vais recueillir la parole d’enfants et explorer avec eux leur expérience intérieure et sensorielle. Une promenade entre documentaire sonore et fiction, les yeux fermés, dans les dédales du désœuvrement et des sons qui le peuplent. Peut-on jamais apprendre à s’ennuyer ?
Au lycée, une phrase me revenait en tête quand je me morfondais au fond du cours de physique-chimie : "Je ne veux plus jamais attendre". Je comprends maintenant que je voulais dire "je ne veux plus jamais m'ennuyer". S’ennuyer c’est attendre que quelque chose se passe, un événement, un mouvement. Cela semblait incontournable, comme une partie du chemin vers l'âge adulte. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à être attentive aux petits bruits : raclements de chaises, respirations, manipulations de feuilles, souffles de ventilation... Et à y trouver un réconfort certain.
“Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre." Cette phrase de Pascal, citée au lycée par mon professeur de philosophie, devenue presque banale, a résonné avec mon expérience du monde. Un instant il m’a semblé saisir une caractéristique phare de l’existence. Elle fait aujourd'hui écho à cette phrase prononcée par un adolescent : “s’ennuyer c’est vouloir être ailleurs”. C’est douloureux de vouloir être ailleurs, de se sentir décalé, à côté de sa vie.
Pour essayer de comprendre, j’ai parlé “ennui” avec les élèves du lycée où j’étais assistante d’éducation pendant l’étude surveillée où sont envoyés les élèves retardataires et exclus de cours. Un élève m’a dit “quand je suis amoureux, je m’ennuie moins et plus à la fois” : vite, ils m’ont parlé, de temps, d’amour, de sports, de frustration, d’attente, d’attachement. J’ai vu que parler d’ennui, c’est prendre au sérieux l’anodin, le banal qui en couches successives nous fabrique.
J’ai souvent entendu que s’ennuyer était un luxe : l’esprit libéré de ses soucis et de ses doutes se transforme en espace ouvert, douloureusement libre. L’ennui était une posture aristocratique, on pense aux vacances à la mer de Marcel Proust et à sa course au temps perdu. C’était un privilège qui s‘affichait, il est aujourd’hui associé à l’apathie, à l’échec, au chômage. C’est aussi peut-être pour cela que nous prenons rarement le temps de le mettre en mot. En Français “les ennuis” ce sont les tracas. Les soucis ne sont jamais loin quand on s’ennuie. S’ennuyer c’est louche, c’est gaspiller son temps. S’y attarder revient à questionner les rythmes que la société nous impose, la survalorisation de l’activité et de la réussite à tout prix.
Apprendre à s’ennuyer, est-ce réussir à trouver des parades à l’ennui, ou plutôt réussir à bien s’ennuyer sans souffrir ? L’ennui altère notre perception du temps, il l’étire. Ne serait-il pas aussi cet espace à l’intérieur duquel d'autres choses peuvent s’élever, l’origine d’un mouvement nécessaire, un mouvement créatif libérateur ? C’est un état magique, une suspension qui change les contours de notre corps. Pour ceux qui savent l’apprécier c’est un plaisir tranquille difficilement partageable. Quand la rumination s’arrête un espace s’ouvre. De ce grand rien peut surgir un grand rire, l'inattendu le plus total.
“La mélancolie est le côté poétique de l’échec” a dit le réalisateur Théo Angelopoulos. L’ennui est vécu et perçu comme un échec, il est aussi mélancolie poétique. L’insatisfaction qu’il réveille dévoile une facette étrange de notre existence, au delà des mots. Cet incommunicabilité peut, je crois, être dépassée grâce aux sons. Le son est capable de réveiller des sensations du corps, les asmr-artistes l’ont bien compris sur leurs chaînes Youtube consacrées au petits sons agréables, et de dépasser les limites du langage. Il peut résonner à l’intérieur de nos organes, il est littéralement une vibration. Il se perçoit sans effort, il est simplement là, dans sa relation au silence, au minuscule, à l’imperceptible, dans ses variations et ses mouvements.
Contradictions et lapsus, silences et rythmes des voix, hésitations : dans ces interstices de la parole se trouvera peut être un moyen de faire sentir ce que ressent une personne qui s’ennuie. Le point de départ sera la voix, en proposant à des enfants et des adolescents scolarisés de mettre des mots sur la façon dont leur ennui habite leur corps : muscle qui se détend, regard flou, articulations qui craquent, ventre qui se serre, mouvements conscients et inconscients, stylo qui tourne sur un pouce. En posant des questions centrées sur le corps, je souhaite pousser les enfants qui témoignent à mettre de côté le sens de la vue pour tourner leur regard vers l’intérieur.
La captation de cette parole pourra se faire au cours d’entretiens individuels et collectifs et dans le sonomate développé par le collectif nantais Le Bruitagène. Il s’agit d’un espace fermé où un enregistreur se déclenche pendant une minute quand on appuie sur un bouton. On peut y parler librement, tout en se sachant limité par le temps. Enregistrer la voix d’un enfant ou d’un adolescent c’est lui donner un espace pour s’explorer lui-même. Je souhaite laisser la parole, la guider sans l’influencer. Le simple fait de chercher des mots amène des images mentales à se créer et à se reconfigurer. Avec le désir de faire comprendre à l’autre, on se définit et se redéfinit sois-même. J'essaierai de dévoiler les façons dont l’ennui se transforme en autre chose : colère, agressivité, mélancolie... et comment le corps réagit à ces émotions.
Bien sûr une question se pose : l’ennui apparaît quand le corps est contraint. Les enfants n’ont pas le choix, ils doivent aller à l’école. L’organisation de leur temps est gérée par les adultes. Il faut distinguer l’ennui choisi de l’ennui imposé. Assis sur une chaise il s’invite plus naturellement que pendant une randonnée en montagne. Le corps enfermé, dirigé, contraint se débat contre son immobilité. Le corps qui déborde les cadres, qui refuse de se conformer, perturbe et pose problème.
Comment les positions et les mouvements du corps influencent les perceptions et les pensées ? Comment l’attention au son me fait sortir de l’ennui ? Où est mon corps par rapport au son? Par rapport au micro ? Ma démarche lui donnera une place en développant la spatialisation. L’enregistrement stéréo permet cela, il prend en compte la position du corps dans l’espace et crée différents plans et profondeurs. Cette scénographie sonore amène des paysages, des mouvements. Elle peut rendre compte du voyage d’une sensation d’une partie à l’autre du corps.
C’est quoi le son d’un ventre qui se serre? C’est quoi le son du temps qui passe? C’est quoi le son d’un esprit qui flotte? Le son de la frustration? De la colère? Du sommeil? A partir de ces témoignages, je souhaite imaginer des transpositions sensation-émotion-son. Un son ne sera pas choisi pour son origine, mais pour les sensations et les émotions qu’il évoque. Je partirai récolter ces sons dans différents espaces intérieurs et extérieurs : l'école, une forêt, un espace urbain, un parc...
Un son qui grince, un son qui éclate, qui vibre, qui glisse, qui brille, qui coule, qui surprend, qui vrille, qui frotte, qui grouille. Ces sons récoltés seront ensuite transformés grâce à un logiciel de montage pour se rapprocher le plus possible de la texture recherchée, de façon à faire échos aux mots qui ont été proposés. Grâce à de multiples propositions de composition électroacoustique, en imaginant des nappes et des évènements sonores, je souhaite me rapprocher le plus possible de la parole initiale tout en la rendant sensorielle.
Pensée éclatée, fragmentée, vacillante, flottante, répétitive, certains outils d'écriture se rapprochent de la forme de la pensée qui s'ennuie. Je pense à l’écriture automatique et au cut up, qui feront l'objet d’un atelier qui utilisera des matières recueillies auprès des professeurs : textes de dictées, exercices de grammaire et de mathématique, poèmes... Paradoxalement, parler d’ennui peut être aussi le remède à cet état, l’occasion d’explorer nos ressources d’imagination et de capacité à faire, seul ou en collectif. Ensemble et grâce à l'écriture et aux sons nous explorerons nos paysages imaginaires intérieurs. L’attention à l’ouïe est une réponse à l’absence de stimulation, un outil précieux pour aborder le monde.
Petits mots pliés en six, regards, jeux souterrains, chuchotements, et aujourd’hui les téléphones portables : l’inventivité des élèves pour communiquer entre eux pendant la classe, remède par excellence à l’ennui, aura sa place dans le processus créatif. J’aimerais aussi connaître le point de vue des professeurs sur ces écritures parallèles qui détournent l’attention. Ces échanges sont des souvenirs précieux. Si les participants le souhaitent, j’aimerais qu’ils partagent certains petits mots, me les expliquent, me les racontent.
Toute ces matières, paroles, sons transformés ou non, voix chuchotées et cris, souffles, textes, poèmes, paysages sonores réels ou imaginaires, seront assemblées pour créer une cartographie sonore de l’ennui, de ses lieux, de ses souffrances et de ses plaisirs, de ses sensations et de ses émotions connexes, de ses paysages et de ses mystères.
La conception de l'espace d'écoute publique fera partie de la démarche globale et s'élaborera au cours des temps de création et des temps d'atelier. J'imagine que cette création sonore s’écoutera couché, dans un espace agréable et confortable, sur des coussins et des transats. Un espace où l'on se sentira détendu, à la fois seul et faisant partie d'un groupe d'écoutants. Tous ensemble et chacun en soi pour une exploration sonore de l'ennui.
Par le(s) artiste(s)
Par les participants