« Je ne sais rien des grands, ils ne m'intéressent pas, mais j'écris des histoires d'animaux. J'étudie leur comportement : avec leur corps ils échangent des longs discours qui durent une heure chez nous sans qu'on se comprenne pour autant. J'essaie de faire comme eux, ne pas perdre de temps » Erri De Luca, "Les poissons ne ferment pas les yeux", Éditions Gallimard, 2011.
Il y a quelques années, pendant une promenade à la campagne j’ai croisé une femme, sa fille et leur chien. Le chien apeuré s’est mis à aboyer tellement fort que la conversation est devenue presque impossible. L’enfant a mis donc sa main sur le museau du chien, avec un geste qui m’a paru étrange, car c’était le geste qu’on utilise pour faire taire une personne, mais pas un chien. Et là, pendant un instant, j’ai eu devant moi la présence de cette image fortuite mais puissante de ce qu’un enfant se permet de faire avec les objets du monde. J’ai voulu la photographier mais son geste n’a durée que quelques secondes; je garde depuis cette image dans mon souvenir, en espérant le bon moment pour la recréer et pouvoir enfin la photographier. A l’idée de pouvoir développer un projet photographique avec des enfants de 9 à 11 ans, ma pensée passe toujours par cette image latente, portrait et mise en scène d’un souvenir réel constituant une porte d’entrée vers un monde d’images inépuisable : celui du rapport que les enfants tissent avec les objets et les êtres qui les entourent. Rapports qui sont le nerf de leurs identifications : des gestes, des énonciations, des sentiments qui constituent leur positionnement au monde, leur façon d’agir et de saisir leur environnement. Et s’il s’agissait d’en faire image ? De dessiner ou de photographier ces ‘cosmo-visions’ dévoilées dans l’instant ? L’envie de répondre à cette question constitue le point de départ du présent projet. Ainsi, le long de mon intervention je réaliserai une collecte des gestes et des mots des élèves. Le but de cette chasse aux récits sera de dresser avec les enfants des portraits multiples de leurs visions du monde, dépliés dans le temps et constitués des fragments de chacun. Le processus aura deux étapes principales, une première étape de construction d’un journal/cahier de recherche par chaque élève et une deuxième étape de production photographique, du croquis de l’image à son impression. Pendant cette dernière je me servirai principalement de la photographie, mais il sera possible aussi de faire appel à d’autres médias que j’utilise en parallèle pour mon travail plastique, comme le dessin et la vidéo. Ma démarche actuelle touchant au sujet des traversées géographiques qui peuplent le passé historique de la Colombie (Série "Accidentes Geo-gráficos"), j'envisage mon déplacement en Guyane Française, comme la possibilité de rencontrer des enfants qui se poseront éventuellement (s'ils ne le font pas déjà) la question d’appartenance à un territoire éloigné géographique et culturellement de la Métropole. Les imaginaires qu’ils se font sur cette autre partie du pays auquel ils appartiennent mais qu’ils ne connaissent peut-être pas encore, ou bien leur façon de résoudre une double culture européenne et caribéenne, sont des questionnements touchant à mon propre travail que j’aimerais poursuivre dans le cadre de ce projet. L’outil de travail idéal pour créer un lien avec chaque enfant et rythmer la construction de ce portrait-récit, me semble être le journal de recherche: un carnet vierge qui sera donné à chaque enfant au début de l’intervention et qui constituera le fil rouge de notre rencontre, tout comme le lieu où seront consignés les différentes expériences vécues le long de mon intervention. Le journal de chaque enfant fonctionnera comme un journal d’artiste, un cahier de recherche d'images de soi : ce qu’on dit, ce qu’on voit, ce qu’on aime ou pas, ce dont on se souvient, ce dont on a peur, ce qu’on rêve. Ces récits de soi seront pendant toute la durée de la résidence une surface de brouillon pour esquisser les images photographiques à réaliser vers la fin de l’intervention avec l’aide des enfants. Ce sera pour eux l’opportunité de construire un objet-narration auquel ils pourront revenir après, pour se revoir ou se réécouter ou bien qu’ils pourront partager avec d’autres, en ouvrant ainsi des espaces de partage sur leur vision de soi et des autres. C'est pourquoi un accent particulier sera mis sur le caractère temporel du document, sur la datation de chaque entrée dans le journal et sur les rapports avant/après que cette démarche rend possible. Finalement, la résidence clôturera sur une activité de restitution pendant laquelle seraient exposés quelques unes des photographies réalisées et une sélection de pages des journaux des élèves. Il serait envisageable aussi de penser à une présentation du projet sous forme d’imprimée que les enfants, leurs familles et les autres membres du collège pourront feuilleter et éventuellement prendre avec soi.
Guyane
Par le(s) artiste(s)