Comment saisir l’empreinte d’un mouvement, une trace singulière d’un geste qui renouvelle notre joie d’habiter physiquement l’espace ?
La part du temps est un projet d’installation mêlant photographie et cinéma expérimental. Il met en scène des images argentiques d’exploration du mouvement et cherche à révéler les tensions entre le corps désirant et le corps discipliné, entre le corps intime et le corps socialisé, afin de les dépasser.
En réalisant eux même des chronophotographies, les enfants sont invités à explorer ce moment particulier de leur vie où le jeu a encore la part belle, où les apprentissages moteurs ouvrent peu à peu à de nouvelles expériences, mais où discipline et recherche de performance s’immiscent peu à peu dans leur manière d’être au monde. Dans ces bouleversements, quel trait de leur enfance inscriront-ils dans l’image ?
De mon père j’ai hérité d’un trésor : une série de chronophotographies qu’il a réalisées dans les années soixante-dix afin d’étudier le mouvement des gymnastes. Ces images sont parmi les souvenirs les plus lointains de mon enfance. Les bobines qui sèchent qu’il ne faut pas toucher, les corps qui se démultiplient sur des à-plats noirs d’un papier photo légèrement gondolé. J’avais 3 ans quand il a fabriqué ces images et c’est avec elles que je suis née au cinéma.
Il y a deux ans, mon père m’a confié l’ensemble de ses négatifs de recherche. Parmi les chronophotographies des gymnastes, j’ai découvert des images que je n’attendais pas. Plusieurs bobines retracent la mise au point de son dispositif. On y devine ma mère marchant de long en large devant un pendrillon noir tendu dans le jardin pour l’occasion. Sur certaines images on m’aperçoit, soulevant le pendrillon pour voir ce qui se cache derrière. Puis mon frère et ma sœur entrent en scène. Ils ont 8 et 10 ans. Les chronophotographies saisissent leur course ou un saut. Ces images me frappent par la vitalité et la grâce qui s’en dégagent. La joie qui les anime tranche avec les images des gymnastes dont la singularité tend à disparaître derrière la forme du mouvement.
Une autre série me frappe particulièrement. Mon frère et ma sœur sont sur la scène d’un théâtre. Leurs mouvements sont plus complexes. Ils créent des figures à partir de leurs déplacements, du jeu de leurs bras. Leurs visages se tournent parfois vers la caméra, offrant une expression qui complète le mouvement. Ils dessinent ainsi une forme à partir de leur corps, le temps d’une image. Ces images révèlent la naissance d’une expression du corps, comme une signature de l’enfance.
J’ai commencé à refilmer, à retravailler en 16 mm ces images de mon père à partir des outils du cinéma argentique (truca, banc titre, tirages à plat…). A partir de cette première recherche et des échanges avec mon père sur ce qu’il cherchait, j’ai développé l’écriture d’un film au sein de l’atelier documentaire de la Femis. Ancien gymnaste, professeur d’éducation physique, puis entraîneur, et enfin réalisateur de films pour et sur le sport, les images de mon père témoignent de l’ambivalence de son rapport au corps. Fasciné par les corps agiles mais normalisés, son parcours révèle avec force le caractère double du corps : lieu de notre singularité où s’exercent des rapports de pouvoir.
A la croisée du cinéma documentaire et du film expérimental, La part du temps est un film de recherche qui s’écrit par une confrontation directe avec la matière des images : filmer les images de mon père pour approcher le mouvement qui l’animait.
Mon père est parti et pour prolonger le geste du film, réaliser des chronophotographies s’impose à moi comme la nécessité de traquer, à mon tour, des fragments du temps qui se suspend. Au-delà de la dimension socio-anthropologique, c’est une dimension existentielle que je cherche à révéler, portée par les mots de Bergson : « Comme des tourbillons de poussière soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie […], oubliant que la permanence même de leur forme n’est que le dessin d’un mouvement. Parfois cependant se matérialise à nos yeux, dans une fugitive apparition, le souffle invisible qui les porte. » H. Bergson, L’évolution créatrice.
Au cours de cette résidence, je chercherai à réaliser des chronophotographies pour saisir nos traces singulières, un élan de nos désirs incarnés à même de bouleverser les injonctions qui façonnent nos corporéités.
Historiquement, les chronophotographies sont des images d’analyses du mouvement dont on cherchait alors une compréhension mécaniste. Elles s’inscrivent dans une volonté globale de rationalisation des corps : optimisation des gestes athlétiques liés aux nécessités de l’entraînement militaire, amélioration des rendements des gestes du travail. Avec elles s’affirme une normalisation des corps. Pourtant, dans les travaux de Georges Demenÿ particulièrement, la grâce des présences se révèle d’autant plus quand quelque chose échappe au contrôle. La personnalité et le vivant se manifestent plus nettement dans les clichés qui mettent en scène des gestes coutumiers que dans les gestes sportifs (une femme se recoiffant, le rire d’un enfant).
Alors que l’analyse du mouvement requiert des formes nettes, des phases précises et suffisamment distantes pour identifier les moments clés d’un geste, c’est dans ses imprécisions que se révèle la grâce. La traîne du mouvement révèle le passage de la lumière et fait trace. Le temps apparaît comme flux et non plus comme succession d’instants. Dans ce flux les corps inscrivent la marque de leurs fragilités ou de leur adresse, une forme propre, une écriture de soi qui échappe à la représentation spéculaire du corps.
L‘enjeu de ma recherche personnelle est de créer les conditions de l’émergence de cette signature de soi dans le cadre d’une prise de vue chronophotographique, et de trouver, techniquement, les réglages et les dérèglements à même de faire surgir la « danse du temps » qui nous traverse.
Avec les enfants, j’aimerais explorer cette « danse » à travers la naissance d’une expression corporelle qui condense un moment de leur enfance. Partant d’une simple captation de leurs mouvements familiers pour aller vers une mise en scène plus élaborée, je leur proposerai un cadre, une mise en œuvre où quelque chose échappe au modèle comme au photographe, un espace de liberté d’où peu jaillir un moment de grâce. Peu à peu, nous inventerons des formes qui racontent leur rapport physique au monde. Nous travaillerons avec l’expérience de chacun, ses maladresses et ses agilités, son goût de l’action ou sa retenue, individuellement ou collectivement.
La chronophotographie peut saisir le mouvement simple d’une marche, d’une course, d’un saut, mais elle peut devenir une scène où le mouvement du corps dessine une figure. J’amènerai peu à peu les enfants à composer un mouvement rythmé qui permette de jouer du mobile et du fixe. A travers cette partition, ils seront invités à exprimer quelque chose de leur personnalité, d’une humeur, d’une émotion pour peu à peu inscrire un mouvement comme une signature personnelle, la trace de ce moment de leur enfance, juste avant d’entrer dans l’adolescence. C’est une manière d’échapper au portrait, au selfie, à la photo d’identité et de s’affirmer agissant.
Alors que les chronophotographies ont souvent été réalisées sur des fonds noirs afin de mieux isoler les mouvements, j’aimerais pouvoir replacer le corps dans l’espace, dans le vibrant du monde ou au contraire sa fixité, travailler ainsi avec un corps en relation au monde. En exposant avec eux ces images dans les rues de leur village, de leur quartier, j’aimerais inscrire l’élan de leur présence dans le territoire comme la perspective d’un possible mouvement.
Par le(s) artiste(s)