La Dame aux chiffons est un projet d’écriture qui expérimente la forme du conte pour raconter un récit inspiré de ma grand-mère martiniquaise venue en France avec le BUMIDOM. Il part d’une recherche personnelle biographique et historique que je souhaiterais universaliser grâce au conte et à la tradition orale, afin d’être lue et entendue par les plus jeunes.
En avril 2017 j’ai travaillé avec Francois Cervantes sur le spectacle Claire Anton et eux. Durant le processus de création Francois nous questionnait sur nos grands-parents. Nous devions choisir l’un ou l’une de nos ancêtres, l’invoquer sur scène et le, la raconter. J’avais fait le choix de parler de ma grand-mère paternelle, Perpétue Jeanne-Marie Pourpoint, née en Martinique. Ce choix me semblait être le plus pertinent. Je me pensais proche d’elle, probablement car ma grand-mère justifiait cet ailleurs auquel sans cesse on me revoit, comme si cela avait fini par s’inscrire en moi. Lorsque j’ai tenté de redonner vie à ma grand mère, sur scène, j’ai ressenti un grand vide, son image s’évaporait. Je pris conscience qu’une partie de moi s’effaçait ou n’avait jamais existée. Qui était Perpétue, celle que l’on surnommait bonne-maman? Une femme dont je n’avais gardé aucun doux souvenir. Je me souviens d’elle me tirant les cheveux pour me les tresser; de ses bras frottant durement mon corps avec un gant de grain; de ses poupées que je ne pouvais observer que de loin; de ses cafés au lait concentré qu’elle nous servait pour le petit déjeuner; des bouts de tissus que l’on devait accrocher à nos chaussures, quand nous entrions chez elle pour ne pas salir le sol; de son appartement dans une tour, dans la cité des Minguettes, dont les couloirs avaient de violents relents de pisse et où les ascenseurs étaient blindés, pour éviter d’être ravagés… Tour en béton, privation, gestes brusques, les réminiscences de ma grand-mère ne sont pas tendres et même plutôt froides. Je me rappelle de mes crises de larmes quand mes parents m’annonçaient que j’allais passer quelques jours chez elle: « Non je ne veux pas aller chez bonne maman! ». Pourtant, sans trop savoir pourquoi, cette femme qui m’était antipathique me fascinait. Je savais qu’elle était forte: elle était le pilier de la famille Pourpoint, elle avait élevé ses trois enfants seule et je voyais le respect qu’elle inspirait à son entourage. Mais quand je tentai de la raconter mes mots semblèrent sonner creux. Il fallait se rendre à l’évidence, je ne la connaissais pas. Tout comme l’île de la Martinique dont je suis originaire, je n’y suis jamais allée, mon père ne l’évoque jamais, comme s’il la reniait complètement. Je l’ai longtemps fantasmée, retrouvée à travers les écrits de Césaire,… mais je ne la connaissais pas, je ne la connais toujours pas.
En 2015 après avoir vu un documentaire sur le BUMIDOM, je découvre que c’est à travers ce dispositif que ma grand-mère est venue en France. Elle faisait partie de cette jeunesse que l’on a déportée, en promettant un travail et un meilleur avenir en France. Perpétue était femme de ménage et aura vécu toute sa vie dans une cité lyonnaise, réputée pour son insécurité. C’est à partir de ce jour-là que j’ai commencé à voir ma grand-mère sous un autre oeil.
Avec François Cervantes, j’ai finalement décidé de raconter ma grand-mère maternelle, Ursula, suisse-allemande, de qui je me suis découverte bien plus proche que je ne le pensais. Ce travail a été bouleversant et a modifié ma façon de penser le théâtre et même d’écrire. Il m’a permis de découvrir des choses sur Ursula que je n’aurais jamais soupçonnées, de me rapprocher d’elle, mais également de comprendre son histoire et donc sur la mienne. Pourtant cela n’était pas gagné, j’ai beaucoup résisté durant le processus de travail avec Cervantes, je refusais de parler de moi, comme ma grand-mère refusait de parler d’elle. Puis une porte s’ouvre et dans le récit de notre histoire on y trouve de l’universalité et le témoignage d’une époque, d’une génération.
C’est pour ces raisons-là que je désire écrire sur ma grand-mère paternelle pour découvrir son histoire, mais également la mienne et certainement celle d’une époque.
La forme du conte me tient particulièrement à coeur pour partager ce récit. D’abord pour la place qu’il occupe en Martinique. Le conte est très ancré dans la culture antillaise. Présent dès le XVIe siècle dans les habitations coloniales. Une fois la nuit tombée, le maître autorisait ses esclaves à se réunir afin d'écouter celui qui allait leur raconter des histoires : le conteur.
Issu du conte africain originel, le conte antillais fut l’un des rares modes d’expression ayant permis aux esclaves puis à leurs descendants d’exprimer leurs sentiments et leurs révoltes à l’égard de la société coloniale. Cette tradition du contage perdure, surtout à l’occasion d’événements particulièrement tragiques. Lors des veillées funéraires, l’entourage du défunt se réunit en cercle, près de la maison où le corps est exposé. Les conteurs se succèdent jusqu’au lever du jour et relatent aux enfants et aux adultes des histoires ou des anecdotes sur la vie du disparu. Entre ces récits, on chante, on lance des devinettes. Au petit jour, les ambeaux s’éteignent et chacun se retire après un bref passage auprès du défunt.
Le conte permettait aux antillais de se rassembler, de se soutenir mutuellement, de célébrer, de transmettre une parole, une mémoire et d’en créer une collective…
Si le conte est très populaire aux Antilles c’est également grâce aux conteurs, véritables fanfarons, qui pour maintenir l’attention n’hésitaient pas à rompre leur récit par de retentissants : « Et cric ! », ou bien, plus loin dans le conte, « Et misticric ! ». Les auditeurs répondaient en chœur : « Et crac ! », ou bien « Misticrac ! ». De temps en temps, il lançait : « Est-ce que la Cour dort ? ». « Non, la Cour ne dort pas ! » répondait-on en chœur ; « Si la Cour ne dort pas, qu’elle écoute encore ce que je vais raconter ! », et le conteur poursuivait sa prestation.
Par ailleurs, les grand-mères me renvoient personnellement à l’enfance. Comme si un lien particulier liait les grand-mères et leur petits enfants. De vieilles femmes au regard tendre qui n’oublient jamais de nous flanquer trois sous dans les poches ou de nous bourrer de sucrerie. Bien sûr, je fais une généralité et Perpétue était loin d’être comme cela, pourtant bien qu’elle n’y allait pas de mains mortes en me peignant, elle y passait tout de même des heures afin que je puisse avoir une jolie coiffure; sa porte nous était toujours ouverte et même si elle ne le disait pas, elle était contente de nous recevoir. Le lien entre les personnes âgées et les enfants est important. C’est comme si les enfants leur réinsufflaient de la vie, avec leur trop plein d’énergie et leur curiosité insatiable.
Pour terminer, l’année dernière, grâce au programme AIMS, j’ai eu l’occasion d’écrire pour un groupe de jeunes collégiens. Cela m’a amené à adapter ma façon d’écrire mais également à la questionner. J’ai eu beaucoup de plaisir à vivre cette expérience et à voir le résultat. Je serai heureuse de pouvoir écrire de nouveau pour la jeunesse mais cette fois plutôt qu’un texte qu’ils pourront jouer, c’est une histoire que j’aimerais leur conter.
Par le(s) artiste(s)