Pour adapter au théâtre la nouvelle "Mademoiselle Else" de l’auteur autrichien Arthur Schnitlzer, L’Apocalypse Joyeuse élabore un procédé scénographique qui repose sur une projection d’images non animées (photos, dessins, tableaux). L’actrice apparaît comme intégrée à l’image, baignée dans la couleur, redessinée par les pinceaux des artistes de la Vienne 1900. Avec elle, nous voyageons dans un univers pictural réinventé, transfiguré. L’Apocalypse Joyeuse souhaite prolonger cette recherche esthétique et la développer à l’occasion d’un nouveau laboratoire de création intégrant les enfants.
Notre recherche artistique est née de la rencontre de quatre jeunes passionné·e·s d’art issu·e·s de quatre formations artistiques différentes : une actrice diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Arts et Techniques du Théâtre – de Lyon, une photographe et projectionniste diplômée de l’École d’Art et de Design de Saint-Etienne, un dramaturge et metteur en scène diplômé de l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de la Comédie de Saint-Etienne, et une médiatrice en Histoire de l’Art diplômée de l’École du Louvre. Ils se sont réunis autour de "Mademoiselle Else", récit de 1924 que l’on doit à l’auteur autrichien Arthur Schnitzler. Ce texte est le monologue intérieur d’une jeune fille. En vacances chez sa tante, elle reçoit une lettre de sa mère qui l’informe de sérieux problèmes d’argent à la maison. Mademoiselle Else doit parler à Dorsday, riche marchand de tableaux qui séjourne dans le même hôtel, pour lui demander de l’argent. En tête à tête avec l’homme, la jeune fille fait la demande qui lui est recommandée. Le marchand d’art réfléchit, se tait et, après quelques instants, accepte de prêter l’argent à condition de pouvoir contempler la jeune fille entièrement nue.
Mademoiselle Else est donc cette héroïne de la littérature qui va découvrir à ses dépens que, dans ce monde, « tout à un prix », que « celui qui fait cadeau de son argent quand il peut obtenir quelque-chose est un crétin fini ». Seule avec elle-même, dans un tête-à-tête avec sa propre conscience, elle va devoir prendre une décision. Doit-elle accepter l’inacceptable, se soumettre au désir de l’homme – se laisser voir ? Comment refuser ? Décliner l’offre revient à signer la condamnation de ses parents et compromettre définitivement l’honneur de sa famille. Pour échapper au piège, au dilemme, pour fuir le danger, Else va devoir se libérer d’un lourd fardeau : celui de la responsabilité. Elle va devoir travailler à se convaincre elle-même : les dettes de ses parents, leurs fautes – fraudes fiscales et détournements de fonds – ne la concernent pas. A nos yeux, c’est donc une émancipation qui clôt ce récit d’Arthur Schnitzler. L’héroïne se donne la mort mais à la manière de Cléopâtre sous la plume de Shakespeare : pour sauver son honneur. Elle s’empoisonne pour rester éternellement libre.
C’est d’abord ce texte, la force des problématiques qu’il met en jeu qui nous a réuni, qui nous anime et nous relie. Au cours de l’affaire Weinstein, l’année dernière, l’évidence de ce texte nous a sauté au visage. La révolution #MeToo s’est accompagné d’une immense libération de la parole. Les témoignages ont déferlé, accablantes preuves des violences que subissent les femmes au quotidien. Mademoiselle Else nous apparait comme cette figure littéraire en attente, un fantôme qui n’a de cesse d’errer, de demander que son histoire soit racontée. L’injustice subie par les femmes n’a pas cessé, elle ne cesse pas. La force de ce texte bientôt centenaire – de 1924 – réside dans sa brièveté. Schnitzler l’écrit vers la fin de sa vie, sa maturité d’écrivain ayant atteint son apogée. Il invente, avec ce texte – et avec "Le sous-lieutenant Gustl", écrit en 1900 – une forme littéraire tout à fait nouvelle que certains observateurs appelleront le monologue intérieur direct. Sans la moindre trace de narration traditionnelle, le récit est intégralement composé par les seules pensées du personnage.
C’est donc un monologue intérieur que nous mettons en scène. Une multitude de pensées contradictoires, parasites et digressives traversent, sans arrêt, l’esprit de la jeune Else. C’est un esprit menacé que nous mettons en scène, agressé. Il se défend, il se débat. Nous avons choisi de placer l’actrice au centre d’un dispositif d’images qui sont des éléments qu’elle a vus – fragments de son environnement proche. Tantôt détails de décor, tantôt volumes vides, ces « vues » subjectives ont été mises en images par notre photographe en Italie du Nord, dans une villa de style « Liberty » – début du XXème siècle – le décor choisi par Schnitzler pour sa nouvelle. Nous projetons ces « vues » sur un écran de douze mètres carrés tendu derrière l’actrice : celle-ci se retrouve immergée. Ses propres images intérieures se déploient jusqu’à la contenir elle-même. Nous sommes, avec elle, spectateurs silencieux de son cinéma intérieur.
Plus tard, notre héroïne s’endort et commence à rêver. L’image change de statut. Les photographies laissent place, progressivement, à des dessins, des esquisses – celles d’Egon Schiele, contemporain d’Arthur Schnitzler. Puis apparaît la couleur – celle de Gustav Klimt, du bleu profond, du rouge sang. De l’or, projection de lumière pure. Else est colorisée, redessinée. Elle devient autre-chose. Un support de projection, un écran reflétant d’autres femmes, d’autres portraits, d’autres figures. L’histoire de l’art s’invite et vient élargir le champ sémantique, dramaturgique. Des perspectives s’ouvrent et percent la toile, apparaissent des issues. Parmi ces femmes représentées, Judith – Salomé – qui se venge d’un homme en lui coupant la tête. Puis, l’aristocratie, ses corsets, des corps de femmes déformées par le corset. Des petites danseuses qui lèvent bien haut la jambe en souriant. Des femmes, encore des femmes, nues ou habillées, peintes par les hommes. La situation de notre protagoniste s’ouvre à d’autres dimensions, d’autres latitudes. À travers cette rêverie naissent de nouveaux réseaux de sens.
Notre projet de création est donc la mise en scène d’un regard. Les images projetées sont d’abord une vue subjective, celle du personnage d’Arthur Schnitzler. Des photographies en série forme le flux d’images vues : celui qui s’est écrit dans l’esprit de la jeune fille. Tous, nous avons en nous, lié à nos pensées, à nos monologues intérieurs, ce flux d’images mentales. Puis, les images projetées ne sont plus des fragments du réel. Elles deviennent des œuvres, images d’une autre nature qui viennent exprimer tout ce que le réel ne suffit pas à exprimer, tout ce qui est en nous sans posséder de forme : l’indicible, le démesuré, le contradictoire. L’art est cette matière vivante qui, repoussant infatigablement les limites du connu, explore la terre la plus sauvage, la plus dangereuse – vaste inconnue : soi-même.
Par le(s) artiste(s)
Par les participants
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.